(*) Traduction française de Sophie Gallé pour La DC. Titre de La DC.
(1) Pape Benoît XVI, Discours aux participants au Congrès international organisé à l’occasion du 40e anniversaire d’Humanae vitae, 10 mai 2008 ; DC 2008, n. 2411, p. 934-936.
(2) Pape François, Exhortation apostolique post-synodale Amoris laetitiae, sur l’amour dans la famille, 19 mars 2016, n. 82 ; DC 2016, n. 2523, p. 27.
(3) cf. Pape Paul VI, Lettre encyclique Humanae vitae, sur le mariage et la régulation des naissances, 25 juillet 1968, n. 7 ; DC 1968, n. 1523, col. 1441-1457.
(4) Ibid., n. 12 ; col. 1447.
(5) Ibid., n. 17 ; col. 1450.
(6) cf. Dicastère pour la doctrine de la foi, Lettre Samaritanus bonus sur le soin des personnes en phases critiques et terminales de la vie, 14 juillet 2020.
(7) Pape Benoît XVI, Lettre encyclique Deus caritas est, sur l’amour chrétien, 25 décembre 2005, n. 5 ; DC 2006, n. 2352, p. 168.
(8) Pape Jean-Paul II, Discours aux représentants des Conférences épiscopales à l’occasion du 20e anniversaire de Humanae vitae, 7 novembre 1988 ; DC 1988, n. 1974, p. 1170-1173.
(9) Pape Paul VI, Lettre encyclique Humanae vitae, sur le mariage et la régulation des naissances, 25 juillet 1968, n. 18 ; DC 1968, n. 1523, col. 1451.
Bonjour aux participants,
Je tiens à saluer cordialement la présidente de la Fondation en Espagne, la Dr Mónica López Barahona, et à la remercier pour son invitation à participer à ce Congrès international sur Humanae vitae organisé par la Chaire internationale de bioéthique Jérôme Lejeune. Je salue également tous les participants et leur souhaite un agréable séjour à Rome.
INTRODUCTION
L’encyclique Humanae vitae aborde les questions relatives à la sexualité, à l’amour et à la vie, qui sont intimement liées entre elles. Ce sont des questions qui nous concernent tous, nous, êtres humains, quelle que soit notre époque. C’est la raison pour laquelle son message reste pertinent et d’actualité aujourd’hui. Le pape Benoît XVI l’exprimait en ces termes : « La vérité exprimée dans Humanae vitae ne change pas ; au contraire, précisément à la lumière des nouvelles découvertes scientifiques, son enseignement se fait plus actuel et incite à réfléchir sur la valeur intrinsèque qu’il possède » (1). Le pape François lui-même nous invitait, dans son exhortation post-synodale Amoris laetitia, à « redécouvrir le message de l’encyclique Humanae vitae de Paul VI » (2), comme une doctrine que non seulement nous devons préserver, mais qui nous est proposée pour être vécue. Une norme qui transcende la sphère de l’amour conjugal et qui constitue une référence pour vivre la vérité du langage de l’amour dans toute relation interpersonnelle.
L’AUDACE D’HUMANAE VITAE
On a souligné l’audace de Paul VI qui a résisté aux pressions visant à approuver l’utilisation de contraceptifs hormonaux dans les relations sexuelles au sein du mariage catholique. Toutefois, à mon humble avis, la véritable audace de l’encyclique est bien plus profonde. Elle est de nature anthropologique, et c’est en ce sens que cette encyclique peut nous aider aujourd’hui à affronter les défis anthropologiques qui apparaissent dans notre société.
L’encyclique, en répondant au problème de l’utilisation des contraceptifs, situe son jugement moral dans une large perspective anthropologique, avec une vision intégrale de l’homme et de sa vocation divine (3). L’encyclique fonde sa doctrine sur la vérité de l’acte d’amour conjugal sur « le lien indissoluble, que Dieu a voulu et que l’homme ne peut rompre de son initiative, entre les deux significations de l’acte conjugal : union et procréation » (4). Et c’est sur la base de ce qui précède qu’est en opposition l’anthropologie dominante, qui considère que l’être humain construit du sens à travers ses actes. Cela se traduit, dans le domaine de la sexualité, par le fait de prétendre que l’homme ne peut se limiter à être un sujet passif des lois de son propre corps, mais qu’il doit être celui qui donne un sens à sa propre sexualité. C’est l’anthropologie qui place la liberté avant la nature, comme s’il s’agissait de deux éléments irréconciliables. Cependant, Paul VI avertit que préalablement à la liberté, il y a un certain nombre de significations, compréhensibles par la raison, que l’homme n’a pas choisies et qui orientent et régulent son comportement. Si l’homme est capable de reconnaître et d’interpréter les significations unitives et procréatives de l’acte conjugal, il sera en mesure de correctement mener à bien sa propre existence et de la vivre pleinement. Pour l’encyclique, la nature n’est pas en tension avec la liberté, mais elle donne à la liberté les significations qui rendent possible la vérité de l’acte d’amour conjugal et lui permettent de se réaliser pleinement. C’est là, à mon avis, la véritable audace d’Humanae vitae et ce qui confère à l’encyclique sa radicale actualité.
Rejeter l’encyclique ne signifie pas seulement accepter la moralité de la contraception, mais implique aussi une anthropologie dualiste qui voit dans la nature une menace pour la liberté et qui considère qu’en manipulant le corps, les conditions de vérité de l’acte conjugal peuvent être modifiées. La possibilité d’un amour avec acte sexuel mais sans enfant aboutit à la réalité de l’acte sexuel sans amour, ce qui non seulement entraîne une banalisation de la sexualité humaine, mais conduit également à une transformation de la compréhension de ce qu’est l’intimité sexuelle et de ce que sont, au niveau social, les relations sexuelles.
C’est la seule façon d’expliquer l’incapacité des sociétés occidentales actuelles à reconnaître les différences morales existant entre l’union sexuelle d’un homme et d’une femme et l’union sexuelle entre deux personnes du même sexe. Si c’est la personne qui doit donner un sens à sa sexualité, par ses actes libres, alors il n’y a aucun problème à admettre, par exemple, des relations sexuelles entre personnes du même sexe, puisque la seule chose qui importe est que cette « union affective » soit librement consentie. Ainsi, selon cette perspective, c’est la liberté qui détermine la vérité de l’action. On considère qu’il n’est pas nécessaire que l’acte humain, en l’occurrence l’acte d’amour conjugal, réponde à une signification préexistante, naturelle ou établie par Dieu, mais qu’il s’agit simplement d’un acte libre. L’encyclique s’est opposée à cette anthropologie et a su anticiper les problèmes qui en découlent avec une vision prophétique (5).
L’ASPECT PROPHÉTIQUE D’HUMANAE VITAE : LE CORPS COMME PROBLÈME
Le rejet de l’encyclique n’a pas seulement affecté la vision de l’amour et de la sexualité, mais aussi la perception du corps lui-même. L’anthropologie contraceptive est une anthropologie dualiste qui tend à considérer le corps comme un bien instrumental et non comme une réalité personnelle. L’expression qui donne son titre à ce Congrès, « Mon corps m’appartient », reflète ce caractère instrumental du corps, ce dualisme, où le corps est réduit à une pure matérialité et, par conséquent, à un objet susceptible d’être manipulé.
Cette réification du corps n’entraîne pas seulement la perte de la vérité de l’amour humain et de la famille, mais a conduit à une diminution alarmante des naissances et à une multiplication du nombre des avortements. Le rejet de l’indissolubilité des deux significations, qui proclamait la régulation de la natalité par l’utilisation de contraceptifs, s’est transformé en une manipulation artificielle de la transmission de la vie, par le biais de techniques de reproduction assistée. On a d’abord accepté la sexualité sans enfant, puis la production d’enfants sans acte sexuel. La vie fabriquée n’est plus considérée, en soi, comme un « don », mais comme un « produit » et n’est estimée qu’en fonction de son utilité. Cette utilité, mesurée à l’aune de fonctions concrètes, c’est ce qu’on nomme désormais « qualité de vie ». La qualité de vie devient ainsi un concept discriminant entre les vies dignes d’être vécues et celles qui sont indignes de l’être et qui peuvent donc être supprimées : avortements eugéniques, élimination des personnes handicapées, euthanasie des malades en phase terminale, etc. Le tout étant édulcoré par une certaine « compassion » envers les personnes qui se trouvent dans ces situations (élimination du malade), envers leurs proches et envers une société à qui l’on épargnera des coûts non nécessaires (6).
Cette manipulation du corps, propre au relativisme moral et présente dans l’anthropologie contraceptive, est présente dans deux idéologies actuelles : l’idéologie du genre et le transhumanisme. Toutes deux partent du principe qu’il n’existe aucune vérité qui puisse limiter la mise en œuvre de leurs postulats idéologiques. Une fois de plus, la liberté est opposée à la nature. Cette exaltation de la liberté, sans lien avec la vérité, fait que les deux idéologies présentent le désir et la volonté comme les garants ultimes des décisions humaines. C’est pourquoi la suite de la phrase « Mon corps m’appartient » sera… « et j’en fais ce que je veux ». Ce « ce que je veux » est l’expression du seul désir comme garant de la décision morale. Mais c’est précisément le corps humain lui-même qui apparaît comme un obstacle, comme une limite, à la réalisation du désir.
Si l’idéologie du genre prétend que les citoyens construisent socialement leur propre sexe, sur la base d’une supposée neutralité sexuelle, alors elle doit nier une vérité anthropologique fondamentale comme le dimorphisme sexuel (mâle et femelle) inhérent à l’espèce humaine. C’est pourquoi l’idéologie du genre nie que l’identité d’une personne soit liée à son corps biologique : la personne s’identifie non pas par son corps (sexe) mais par son orientation. Toute relation au genre binaire est effacée pour proclamer la diversité sexuelle.
De même, dans le transhumanisme, la personne est réduite à son mental, ou plutôt à ses connexions neuronales comme support de sa singularité. La singularité est désormais l’essence de la personne, sans le corps, qui l’identifie et qui peut être transférée dans un autre corps humain, dans un corps animal, dans un cyborg ou dans un simple fichier mémoire.
L’idéologie du genre et le transhumanisme sont des expressions de cette anthropologie, rejetée par Humanae vitae, qui nie au corps son caractère personnel et le réduit à un simple objet manipulable. L’identité culturelle, sociale et juridique de la personne n’est pas intrinsèquement liée à sa masculinité ou à sa féminité. Son identité personnelle est désormais fondée sur son orientation, c’est-à-dire sans rapport avec son propre corps et sans rapport avec le corps de « l’autre », du sexe opposé. Il s’agit d’une anthropologie qui a séparé la vocation à l’amour de la vocation à la fécondité. En ce sens, il s’agit fondamentalement d’une anthropologie a-historique, qui ne recherche que le moment présent, une anthropologie du carpe diem.
Dans cette anthropologie, le cyborg apparaît comme sa pleine réalisation. C’est par le cyborg que sera atteinte la véritable émancipation biologique :
(a) parce qu’il rendra possible la construction du corps et du sexe au moyen de la biotechnologie ;
b) parce que le cyborg permet un monde sans reproduction sexuelle humaine, un monde sans maternité, le rêve du féminisme radical.
Le cyborg projette l’idéologie du genre vers un avenir post-genre et le transhumanisme veut, à travers le cyborg, que cet avenir soit également post-humain.
La seule réponse possible face à ces idéologies passe par la redécouverte d’une anthropologie intégrale de la personne, comme le propose Humanae vitae, en tant qu’unité du corps et de l’âme ; une anthropologie capable de concevoir la plénitude : la liberté dans l’intégration avec la nature humaine. Ce n’est que de cette manière que l’être humain parviendra à être lui-même. Benoît XVI l’exprimait ainsi dans l’encyclique Deus caritas est: « L’homme devient vraiment lui-même, quand le corps et l’âme se trouvent dans une profonde unité (…) c’est l’homme, la personne, qui aime comme créature unifiée, dont font partie le corps et l’âme. C’est seulement lorsque les deux se fondent véritablement en une unité que l’homme devient pleinement lui-même » (7).
CONCLUSION
À l’occasion du vingtième anniversaire de la publication de l’encyclique Humanae vitae, Jean-Paul II avait déjà noté son caractère prophétique : « Les années qui ont suivi l’encyclique, disait Jean-Paul II, malgré la persistance de critiques injustifiées et de silences inacceptables, ont pu démontrer avec une clarté croissante que le document de Paul VI a toujours été non seulement d’une grande actualité mais aussi d’une grande richesse prophétique » (8).
Le sens prophétique de l’encyclique trouve son fondement dans la conception anthropologique intégrale de ce que signifie la vérité de l’amour, de la sexualité et de la vie. Une anthropologie intégrale qui rejette, d’une part, le réductionnisme biologique du transhumanisme et, d’autre part, la négation du corps qui fait l’idéologie du genre. L’encyclique reste valable parce qu’elle est la réponse correcte du Magistère aux anthropologies dualistes qui veulent instrumentaliser le corps et qui ne sont pas de nouveaux humanismes, postmodernes et séculiers, mais de véritables antihumanismes. L’encyclique propose une anthropologie de la totalité de la personne, une anthropologie capable d’allier la liberté à la nature.
De même, aujourd’hui, s’accomplit ce que l’encyclique annonçait déjà à son propre sujet : « On peut prévoir que cet enseignement ne sera peut-être pas facilement accueilli par tout le monde : trop de voix – amplifiées par les moyens modernes de propagande – s’opposent à la voix de l’Église. Celle-ci, à vrai dire, ne s’étonne pas d’être, à la ressemblance de son divin fondateur, un “signe de contradiction” (cf. Lc 2, 34) ; mais elle ne cesse pas pour autant de proclamer avec une humble fermeté, toute la loi morale, tant naturelle qu’évangélique » (9). Nous aussi, au milieu de notre monde, nous sommes appelés à être un « signe de contradiction », en proclamant avec humilité et fermeté la vérité de l’être humain, de l’amour, de la sexualité et de la vie.
J’espère que ce Congrès contribuera à témoigner de cette vérité. Je vous remercie.