Àl’œuvre considérable du romancier J. M. G. Le Clézio (Le Procès-verbal, Désert, l’Africain…) couronné en 2008 par le prix Nobel de littérature, vient de s’ajouter Avers (Gallimard), qu’il définit comme un recueil de « nouvelles des indésirables ». Il nous en parle.
Pourquoi ce titre, Avers, un beau mot, peu usité ?
Il m’est venu spontanément. Chez toute personne, il y a un revers et un avers. Je dédie ce titre aux personnages de ces contes, y compris à ceux de contes que je n’ai pas écrits… Qui sommes-nous ? Notre revers, c’est ce que les gens perçoivent de négatif dans notre personnalité, dans notre vie. On ne parle jamais de l’avers des personnes sans histoire, sans grande importance. Pourtant, elles en ont un.
Il s’agit, pour l’essentiel, d’enfants en fuite, migrants, errants dans des guerres, passant des frontières… On voit le monde par leurs yeux.
Il y a un livre fondamental pour moi, quand j’ai commencé à comprendre ce qu’est la littérature. J’avais 8 ou 9 ans quand mon grand-père est décédé. Il a légué, à ma mère et à mon père, sa bibliothèque qui a envahi l’appartement. Il y avait des livres de tous les côtés et, parmi eux, le Quichotte dans une édition du XIXe siècle et, sans nom d’auteur, le Lazarillo de Tormes, qui raconte l’histoire d’un enfant devenu guide d’un aveugle, dans l’Espagne de la fin du XVIe, début du XVIIe siècle. Ce livre m’a marqué. Je vivais une vie confortable dans un foyer aimant. Mes parents étaient aisés. Grâce à la littérature, je pouvais entrer dans la peau d’un enfant de mon âge, jeté dans la rue et qui devait s’endurcir. À 9 ans, j’ai fait un voyage en Afrique au cours duquel j’ai écrit un roman : l’histoire d’un jeune Africain abandonné. C’est un peu Lazarillo dans un autre contexte. Notre bateau s’arrêtait de port en port, embarquant à chaque escale des Africains qui payaient leur traversée en dérouillant la coque avec un marteau. Je me rappelle les coups de marteau et les chants qui rythmaient leur travail. En Afrique, notamment en colonie britannique (au Cameroun et au Nigeria où le père de Le Clézio a exercé en qualité de médecin de brousse – NDLR), m’ont frappé les bagnards, prisonniers politiques enchaînés, que leur famille accompagnait le long de la route. Je me souviens des petites filles mariées à 10-11 ans.
C’est bien d’aujourd’hui qu’il s’agit, de l’écrasante injustice et de la misère endémique, notamment en Amérique latine…
Le monde est sous la règle des marchands. Les êtres humains sont considérés comme des pions dans leur système économique. Il y a eu des époques où, soit la religion, soit la politique, soit une certaine morale a essayé d’améliorer les choses. Il n’y a plus, aujourd’hui, ce sentiment de responsabilité des humains les uns envers les autres, de la part de ceux qui ont tout envers ceux qui n’ont rien.
Le chant, pour certains de vos jeunes héros, apparaît comme un signe de délivrance...
En écrivant le conte Avers, j’ai été très habité par un negro spiritual, improvisé par Harriet Tubman, ancienne esclave libérée. Ce chant me bouleverse. Elle a consacré sa vie à faire passer des esclaves du Sud esclavagiste au Nord libre, grâce à l’Underground Railroad, vrai réseau de chemins clandestins. L’un des siens passait par les marécages, d’où sa chanson célèbre, Wade in the Water. Elle encourageait les enfants fugitifs à « patauger dans l’eau » des marécages pour échapper aux chasseurs et à l’odorat des chiens féroces qui les pistaient.
Quelle différence voyez-vous entre le roman et la nouvelle ?
Chacune de ces nouvelles pourrait être un roman. Ayant beaucoup à dire, j’ai choisi de les morceler. Ces textes ont été écrits à des époques très différentes. L’un d’eux, Hanné, a été composé au moment de la première Intifada en Palestine. J’ai eu envie de parler des enfants qui, sans comprendre ce qu’elle était, ont fui la guerre. Ils fuient les bombes, les soldats, les tanks. Pour eux, c’est aussi dangereux côté arabe que côté israélien. J’ai eu aussi envie de parler du personnage de Hanné, sourde-muette. Elle n’entend pas les bombes, ni le bruit des avions. Elle n’a pas peur. Je parlerai d’elle davantage, dans un roman que j’écrirai un jour.
La question des langues a pour vous une importance capitale. Cela vient-il de votre enfance ?
Le créole mauricien est présent dans ma vie depuis toujours. Dans le petit roman écrit enfant sur un bateau vers l’Afrique, il y a des phrases en créole. Cette langue, qui m’a été transmise par mon grand-père, m’a frappé comme étant très sonore et comme pouvant être un supplément au français, ma langue, disons, officielle. Peu après, mon père, qui était britannique, a tenu à ce que nous parlions anglais. Dans mon enfance, il y a eu le français, l’anglais et le créole appris par ma grand-mère auprès de mon grand-père (elle s’en moquait un peu mais elle l’utilisait ; mon grand-père l’employait uniquement quand il était en colère ou pour nous calmer). Nous devions être cultivés en anglais, pas en français. Mon père y tenait absolument. Il était très anglophile, ma grand-mère très anglophobe. J’aime bien passer d’une langue à l’autre. Entre-temps, j’ai appris l’espagnol en vivant en Amérique latine. Je le parle assez correctement. J’aime bien de temps en temps changer de registre. Il y a des langues qui se prêtent davantage à certaines formes : à l’espagnol conviennent des formes extrêmement polies et élégantes du langage. Le français est plus abstrait et l’anglais est extrêmement concret et rapide. Le créole, c’est une refondation, sur la langue française, qui utilise des mots d’origine africaine, anglaise et française. En créole, on ne dit pas sténodactylo mais « typiste ». On ne dit pas l’argent mais « cass » : « Est-ce que tu as du cass ? » ou « gagne cass » ; ça vient de l’anglais « cash ». Quant au français dans le créole, il s’agit d’un français travaillé, plus expressif, un français qui redouble les mots. On ne dit pas « gros » mais « gros gros ». Le créole est une langue musicale à l’accent tonique très marqué.
On vous sait grand voyageur…
Ma double appartenance a facilité en moi l’idée que, lorsque je quitte la France, je ne suis pas un expatrié mais un impatrié ailleurs. J’ai épousé une Sahraouie, une femme du Sahara. S’il y a des voyageurs, ce sont bien ces gens-là. Ils se déplacent constamment. Ils n’ont pas de richesse. Ils n’ont que des dromadaires. Cela me conforte dans l’idée que je peux aller voir ce qu’il y a de l’autre côté de l’horizon. Avec mon épouse, nous avons écrit un petit livre là-dessus. La tribu à laquelle elle appartient se nomme littéralement « gens des nuages ». Quand ils en voient un, ils mettent en marche leur troupeau de dromadaires, car là-bas il y a de la pluie, donc de l’eau. Ce mariage a compté dans mon idée d’une littérature non pas nomade mais impatriée.
Croyez-vous que la littérature ait encore le pouvoir d’influer sur le désordre du monde ?
Certains livres lus enfant m’ont donné le sentiment qu’ils compteraient dans mon existence. Quand on n’a pas de bibliothèque, est-ce que les livres comptent ? Avec des amis nous avons créé, à l’île Maurice, une association qui distribue des livres dans les écoles créoles. Je donne des dictionnaires, je propose des textes un peu compliqués, comme le Prophète, de Khalil Gibran. Il y a une grande pauvreté là-bas. Des enfants de 9 et 10 ans sont près de la délinquance. Il n’y a pas un livre chez eux, même pas une Bible. Lorsqu’ils reviennent à la maison avec un dictionnaire ou le livre de Gibran, j’imagine que l’un d’eux va peut-être lire les phrases écrites, essayer de comprendre ce que ça signifie, prendre confiance en lui-même. Cela dit, c’est aux politiques d’agir. L’écrivain, lui, ne peut que jeter des amorces.