À peine le seuil du théâtre de la Belle Étoile franchi, le ton est donné : dans l’avant-salle de spectacle, au-dessus des palettes vernies qui servent d’éléments de décor, un drapeau rouge et une inscription : « Une seule patrie, l’Humanité ». Un présentoir de journaux affiche le Monde diplomatique, l’Humanité, l’Humanité Magazine. Au fond du bar, des photos de Louise Michel, de Victor Jara, d’une comédienne de Jolie Môme sur le spectacle Barricade. Nul doute : ici, on est à gauche. D’ailleurs, le théâtre se situe rue Saint-Just. Un signe ?
Un lieu de rencontre
Depuis 2004, la compagnie, qui fête cette année ses 40 printemps, a investi cet espace à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). Après des années passées à chanter, à jouer de salle en salle, ici et là, elle a désormais un lieu à elle, un lieu que l’ancienne municipalité communiste de Saint-Denis lui a confié comme une « subvention en nature ». « Une ancienne salle des fêtes », explique le fondateur de la compagnie, Michel Roger. Un endroit alors complètement vérolé par l’humidité, déglingué, laissé à l’abandon, que les membres de la compagnie ont intégralement restauré de leurs mains.
Michel Roger, polaire rouge sur le dos, feutre sur la tête, aime à montrer le travail accompli, et la cuisine où se préparent à la fois les repas de la compagnie, puisque, ici, chacun met la main à la pâte, au sens propre. Mais cette cuisine est aussi solidaire : « Pendant le premier confinement, nous étions, avec la boulangerie et le Franprix, le seul endroit ouvert du quartier, pour organiser les maraudes avec l’association Solidarité migrants Wilson. Nous avons vu débarquer 80 jeunes à vélo pour nous prêter main-forte », se réjouit-il.
Il poursuit sa visite au sous-sol, où des centaines de costumes sont accrochés à des cintres, une crinoline suspendue au plafond, des chapeaux retenus sur des fils par des pinces à linge, des cartons étiquetés « rubans ». Du matériel, aussi, de la compagnie, de l’association d’aide aux migrants, de la compagnie Tamèrantong, qui chaque année effectue un travail remarquable avec 20 enfants du quartier et le porte au plus haut, jusqu’à la Cartoucherie et même jusqu’en Slovaquie, l’an dernier.
Et ce travail prend naissance dans cet endroit, coincé entre la cour d’une école, d’où viennent des cris d’enfants en récréation, et un jardin. Goguenard, Michel Roger sourit : « La cour de l’école est côté cour, le jardin côté jardin : ici, on ne peut pas se tromper. » Dans la salle de spectacle, Cyril, un des membres de la compagnie, contrebasse devant lui, répète une chanson. Les coulisses, derrière la scène, montrent, au-delà des rangées de miroirs, des bouts de mur encore rongés par le salpêtre : « À la base, tout était dans cet état », souligne Michel.
Le théâtre est à l’image de la compagnie : c’est un lieu de rencontre, d’ouverture sur le quartier et sur le monde. C’est d’ailleurs après sa visite que Jolie Môme a obtenu sa première subvention de la région Île-de-France, en 2007. La journaliste de France Culture Aline Pailler et le responsable du Mrap, aujourd’hui décédé, Mouloud Aounit, avaient alors insisté auprès des autorités compétentes, se souvient Pascale Zanelli, comédienne. Quarante mille euros, une somme conséquente qui devait servir, explique Pascale, à trois objectifs : « Une partie devait être consacrée à La Belle Étoile, une autre à l’activité de la compagnie (les accueils, les ateliers) et une dernière à l’éducation (les interventions dans le lycée, le quartier). »
Besoin de garde-fou
Une somme rondelette qui a, depuis, été renouvelée tous les ans, jusqu’à sa suppression en 2022. Ce qui met la compagnie en difficulté. « Pas sur la douzaine de salaires, précise Pascale Zanelli. Mais ce fonds de roulement nous permettait de parer aux catastrophes, aux imprévus, comme ce fameux été, au festival La Belle Rouge, à Saint-Amant-Roche-Savine (le fief d’André Chassaigne, dans le Puy-de-Dôme) , où des pluies diluviennes ont empêché les spectacles et où nous avons perdu près de 20 000 euros. » En fait, regrette-t-elle, « nous n’avons plus de garde-fou, alors que, pour la région, 40 000 euros, ça ne représente pas grand-chose ».
La compagnie a lancé une cagnotte, qui a récupéré 33 000 euros (1). « Nous allons arriver à réunir cette somme, mais nous ne pourrons pas faire le coup tous les ans », s’inquiète la comédienne. Toujours en mouvement, la compagnie fêtera, comme il se doit, ses 40 années d’existence cet été, au festival La Belle Rouge. Avec cet entrain de « révolution permanente » « qui nous donne envie de vivre, qui donne envie de la suivre, jusqu’au bout », comme le chantait joliment Moustaki.