Lundi 28 novembre 2022 : Dans un long communiqué, la Juventus FC annonce la démission de l'ensemble de son conseil d'administration. Conséquence immédiate : la plongée en bourse du titre des Bianconeri. Coup de tonnerre ou coup de grâce ? C'est en tout cas le résultat de plusieurs années de dysfonctionnements majeurs.
Vincent Chaudel est un expert en marketing et co-fondateur de l'Observatoire du Sport Business, le Think Tank du cabinet In&Sport dont la vocation est d'apporter des analyses et des décryptages sur l'évolution du sport, tant dans sa dimension économique que sociale. Article rédigé en collaboration avec François-Xavier Gérard, membre de l'Observatoire du Sport Business et expert en management des organisations.
Depuis mai 2021 les affaires de justice bouillonnent dans le club italien le plus titré. Entre le parquet de Turin et la fédération italienne, les accusations portées par les procureurs ont été formalisées dans une demande d'inculpation pour 13 suspects, dont le président Andrea Agnelli, le vice-président Pavel Nedved et une kyrielle de hauts décisionnaires du club. Jeudi 1er décembre, le parquet confirmait leur renvoi en justice.
Au cœur du scandale, de potentielles irrégularités comptables visant à gonfler un bilan largement déficitaire ces dernières années. Sur les 322 millions € de plus-value de transferts sur la période 2018-2021, 282 sont considérés comme suspects par le parquet, qui qualifie même de « fictives » certaines opérations estimées à 155 millions. Les instances judiciaires évoquent des « faux échanges » de joueurs utilisés pour adoucir la (désastreuse) performance financière du club coté à la Bourse de Milan (-254 millions € de résultat net, record italien). Fictives également, des factures réglées à certains agents. Selon le ministère public, « La Juventus a payé à des agents des sommes pour des services qui n'étaient pas rendus et qui, par conséquent, sont considérés comme inexistants, avec un préjudice concomitant pour le Trésor public pour déduction indue de la TVA ».
Le transfert de Cristiano Ronaldo, censé permettre au club de tutoyer de nouveau les sommets européens, est également cité. Les règlements différés de certaines parties de son salaire, et de celui d'autres joueurs, n'auraient pas été communiqués, ni aux investisseurs ni au service comptabilité... En cause : un accord secret entre la Juventus et CR7 portant sur un montant de 20 millions €. L'affaire remonte à l'époque du Covid, pendant laquelle l'ensemble des joueurs avait officiellement accepté de se priver de 4 mois de salaire. Mais en parallèle et en privé, un document signé par le club et CR7 actant cette « prime » aurait été retrouvé par les enquêteurs. Le joueur portugais, en ce temps le plus gros salaire de Serie A avec 31 millions € net annuel, réclame désormais l'application de cet accord et le règlement de ces 20 millions €.
Augmentations de capital vs plongée boursière
Les quelques jours d'euphorie et de spéculation boursière autour du projet de Super League sont désormais bien loin. Le 19 avril 2021, la holding de la famille Agnelli, Exor, détentrice de 63,8 % du club, s'enorgueillissait d'un décollage de l'action à +10% en début de séance devant une formule visiblement jugée alléchante par les investisseurs. À l’époque autour d'une capitalisation boursière d'1,25 milliards $, et déjà loin du record de décembre 2019 (1.85 milliards $), la market cap a forcément et fortement dégringolée suite à ces rumeurs puis accusations, pour atteindre moins de 700 millions début décembre.
Avant cela, Exor avait négocié deux augmentations de capital majeures. La première en 2019, à hauteur de 300 millions €, pour laquelle Jeep, sponsor principal, avait mis la main au portefeuille. Petits arrangements entre amis puisque Jeep appartient au groupe automobile Fiat, lui-même détenu par la holding … Exor. De quoi alimenter les comparaisons avec le sponsoring du PSG par le Qatar. La seconde, en 2021, était destinée à couvrir les importantes pertes que les Bianconeri auraient subies pendant le Covid, la Serie A ayant été le plus durement touché du Big 5 avec -18% de revenus dixit Deloitte. Les prestigieux Goldman Sachs et JP Morgan participent au tour de table pour un montant final de 400 millions €.
La Super League comme bouée de sauvetage
Difficile de ne pas relier les difficultés économiques du club avec le projet de Super League, porté entre autres par la Juventus d'Agnelli. Si les discussions autour d'une ligue européenne fermée (ou semi-fermée) vont bon train depuis les années 90 au grand damne de la FIFA et de l'UEFA, c'est la version Florentino Perez du 18 avril 2021 qui perce la première. Le Real Madrid CF, le FC Barcelone, l'Atlético de Madrid, le Manchester United FC, le Manchester City FC, le Chelsea FC, l'Arsenal FC, le Tottenham Hotspur FC, le Liverpool FC, la Juventus FC, l'Inter Milan et l'AC Milan, 12 clubs parmi le Top 20 en termes de fanbase, de quoi rendre ce projet « bankable ». Mais très furtivement. 48 heures plus tard, devant la fronde populaire et institutionnelle provoquant le retrait de l'ensemble des 6 clubs anglais membres fondateurs, le projet est suspendu pour être « remodelé ».
Réel projet ou coup de pression sur l'UEFA à l'heure ou l'instance étudiait la réforme de la Ligue des Champions 2024, la tentation était en tout cas forte pour un club qui clôturait ses comptes 2020-2021 avec un déficit de 210 millions €. Car la promesse était alléchante. Sur son site internet encore en ligne (thesuperleague.com), les arguments financiers portent sur des versements devant « dépasser les 10 milliards d'euros au cours de la période d'engagement initiale des clubs » et d'un montant « de 3,5 milliards d'euros uniquement pour soutenir leurs plans d'investissement dans les infrastructures et pour compenser l'impact de la pandémie COVID ». De quoi combler certains trous…
Le sportif en cerise sur le gâteau
Mais comme ce n'est pas seulement à coups de millions qu'on bâtit une équipe, le déclin sportif vient s'ajouter à la note. Auteur d'un piètre début de saison avant de se rattraper avant la trêve qatarienne, les hommes d'Allegri ont été éliminés de la Ligue des Champions dès les phases de poules, et face à des adversaires disons « abordables ». Le manque à gagner amputera les comptes de fin d'année d'environ 20 millions €.
Le pire pourrait encore venir de l'Europe. Le 2 décembre, l'UEFA annonçait à son tour une enquête portant sur les contrats des joueurs, les transferts et les opérations avec les agents sur la période 2018-2020. Des sanctions sportives pourraient donc être également prononcées, dans une compétition qui fuit la Juve depuis 26 ans et son dernier titre en Champions League (1995/1996). L'épisode douloureux de la Super League pourrait d'ailleurs ressurgir à la mémoire de l'instance européenne…
Pour l'heure, des « sanctions sportives immédiates » ont d’ores et déjà été réclamées par la Liga espagnole du trublion Javier Tebas, dans la prolongation de sa plainte d'avril 2022 contre le club italien pour non-respect des règles de fair-play financier. L'issue pourrait s'avérer fatale pour un club dont le budget repose à plus de 50% sur les droits TV (253 / 480 millions €), et dont la manne financière issue des droits TV européens s'élevait autour des 80 millions € ces dernières années.
Aujourd'hui, comme un symbole ou comme un aveu, c'est un expert-comptable qui a été placé au commandement de ce navire en naufrage. Gianluca Ferrero, 59 ans et natif de Turin, également auditeur et administrateur de plusieurs sociétés, possède selon la holding Exor « une solide expérience et les compétences techniques nécessaires, ainsi qu'une véritable passion pour le club de la Juventus, qui font de lui la personne la plus apte à occuper le poste ».
Scandale financier ou erreurs comptables ? Innocent ou coupable ? Le maillot turinois n'aura jamais aussi bien porté le noir et le blanc.