Patrick Boucheron, historien, médiéviste, professeur au Collège de France, est l’auteur de nombreux ouvrages, dont le dernier, « Quand l’histoire fait dates ». Avec ce livre qui est une sélection d’articles, presque de nouvelles, issus de son émission éponyme sur Arte, il réussit à « défriser le cours du temps ». Des dates donc, mais pas de chronologie, son ambition étant de montrer en dix parties comment se crée l’événement. « Histoire mondiale de la France », cet ouvrage collectif sous sa direction qui voyait la France en grand, avait « fait date ». En reposant la date comme point de départ mais sans fétichisme, au contraire, Boucheron continue de nous proposer une Histoire à la fois prodigieusement amusante mais aussi « un art de la pensée » appuyé sur la rigueur scientifique et la méthode historique. Un antidote à tous ceux qui nous vendent une histoire identitaire à l’odeur de formol.
Comment faire, dire, raconter l’histoire aujourd’hui, alors que l’on se rend compte que la matière historique est devenue pour certains un outil destiné à produire un discours politique et idéologique sur le présent à partir d’une histoire fantasmée ?
Raconter, le mot me va bien ! Pour faire écrire « le Dimanche de Bouvines » à Georges Duby, Pierre Nora, qui dirigeait alors cette collection « Les 30 journées qui ont fait la France », lui a fait miroiter le récit de Jean Giono « le Désastre de Pavie ». Mais, derrière l’ambition littéraire du récit, il y avait un projet. Un projet civique, un projet envers l’espace public : produire des savoirs nouveaux et les rendre socialement accessibles. C’est aussi ce que je tente de faire à ma manière avec ce nouveau livre. Alors, pourquoi prendre la date comme motif narratif ? Parce que c’est le plus simple, c’est le plus intimidant et c’est ce dont on se souvient. C’est ce qui effectivement nous permet de jouer, de défriser le cours du temps. Car s’il y a 30 dates il ne s’agit pas d’une chronologie, mais d’une sorte de grammaire de l’événement. Les dates sont en effet regroupées en 10 manières de faire événement.
Et c’est aussi une certaine manière de répondre aux mésusages de l’histoire. Face à ceux qui articulent des discours politiques sur le passé, on doit réaffirmer ce que peut l’histoire. C’est réaffirmer le régime de vérité du discours que les historiennes et les historiens produisent. Face aux falsificateurs de l’histoire, on doit d’abord dire que c’est un métier et que ce métier n’est pas fondé sur un statut ou un privilège mais simplement sur une méthode.
Ce qui ne signifie pas qu’il n’y a pas de désaccords… Y a-t-il une subjectivité de l’historien et en quoi est-ce différent d’une simple opinion ?
Il faut penser la discipline historique comme savoir, et travailler à arracher ce savoir au règne de l’opinion. J’avais 20 ans quand, en 1985, la discipline historique a été entièrement balayée d’un vent mauvais : celui de l’épreuve négationniste. Vous vous souvenez en 1987, Jean-Marie Le Pen qui affirme à propos des chambres à gaz qu’elles sont un « point de détail » et qui précise : « Je ne sais pas vraiment si elles ont existé, moi-même je n’en ai pas vu, les historiens en débattent. » Le plus empoisonné, c’est « les historiens en débattent ». Non, les historiens ne débattent pas de l’existence ou non de la Shoah. Ils débattent de son fonctionnement, ils débattent de sa signification, mais ne débattent pas de l’existence même d’une politique de destruction des juifs d’Europe, et ils combattent au contraire les assassins de la mémoire. Ce qui prouve bien qu’au fond la distinction n’est pas simplement entre le fait et l’interprétation. Ça serait trop faible de dire que le travail de l’historien est d’établir des faits et que l’interprétation est libre. L’interprétation n’est pas libre non plus. Elle est soumise à des règles qui sont des règles de méthode et qui permettent de dessiner l’arène à l’intérieur de laquelle le débat est légitime et à l’extérieur de laquelle il ne l’est plus.
L’un des premiers à avoir attaqué l’« Histoire mondiale de la France » était Éric Zemmour, qui expliquait en substance qu’en ne reprenant pas les grandes dates et les grands hommes vous étiez du côté du « parti de l’étranger ». Comment réagir face à ces bonimenteurs d’une histoire de France figé dans sa chronologie et ses héros immuables, mais qui permettent un récit historique héroïque, puissant, entraînant, identitaire ?
Zemmour, dans « le Figaro » en janvier 2017, est un des tout premiers qui réagit à « Histoire mondiale de la France ». Pour lui l’histoire, c’est la guerre, pas seulement lorsqu’elle fait le récit des guerres. Elle est en soi une guerre. Une guerre des interprétations et celle qui domine n’a aucune vérité à faire valoir, elle est juste celle qui est défendue par la doxa universitaire. Ça, c’était le premier paragraphe et le dernier disait que nous étions le parti de l’étranger.
Qu’est-ce qui suscitait cette agressivité ? Le fait qu’à ce moment-là les lecteurs ne s’y trompaient pas. Ce qu’ils allaient chercher dans ce livre était une réconciliation de l’histoire globale et de l’histoire nationale. 140 universitaires décidaient en leur nom de s’adresser directement à un public élargi et de produire un récit peuplé… Pas forcément une histoire populaire mais une histoire peuplée et accessible où il y a toujours Napoléon, Louis XIV, mais où il y en a d’autres dont on ne parle pas d’habitude.
En ce qui me concerne, j’alterne des livres « grand public » avec des ouvrages qui sont plus exigeants et plus arides, comme celui sur Ambroise de Milan. Si l’histoire est un métier, assez régulièrement il faut rappeler qu’on le pratique. Avec « Quand l’histoire fait dates », j’ai tenté de produire un livre très grand public par son allure narrative et ambitieux par l’idée qu’il déploie de la notion même d’événement.
Même dans vos ouvrages plus exigeants, vous mettez toujours une dose de récit. Et cette manière de faire récit fait résonner des événements, ou leur construction, avec le présent. Je pense notamment à « Conjurer la peur » et votre étude de la fresque dite du « bon gouvernement », peinte par Ambrogio Lorenzetti dans le palais de la République de Sienne.
Avec « Conjurer la peur », nous sommes en 1338 et on s’enferme dans une pièce qui est peinte sur trois côtés pour un grand programme politique. Un programme qui a comme ambition de voir venir le temps. Lorenzetti vit dans un moment de grande confusion politique. En 1338, il est citoyen de la commune de Sienne. Au XIVe siècle, la commune est l’organisme politique qui, dans l’espace italien, organise l’autogouvernement des citoyens. Quand Lorenzetti peint, ce système est en train de se gripper pernicieusement. Il est perverti par le système seigneurial qui s’avance et se fait même désirer. C’est cela que montre Lorenzetti, la tentation de dépasser le conflit par la tyrannie, alors même que la tyrannie n’est en rien la fin des conflits. Ce qui m’a intéressé, c’est d’essayer de réfléchir au désir d’un pouvoir autoritaire, c’est-à-dire à ce qui fait qu’à un moment donné une société en pleine connaissance de ses valeurs et de ses principes renonce à sa liberté.
Cela veut dire que si aujourd’hui nous nous plaçons, vous et moi, dans cette salle du palais communal de Sienne en 1338, nous nous situons ensemble dans le lieu d’une urgence ancienne. Et pourtant elle se réactive pour nous. C’est ça l’histoire. L’histoire est un répertoire de situations politiques existentielles qui peut tantôt nous encourager, tantôt nous alerter, tantôt nous inquiéter, mais toujours nous mettre en mouvement.
Puisque nous sommes au XIVe siècle, restons-y. Depuis trois ans, votre cours au Collège de France est autour de la peste noire. La connexion avec le Covid est immédiate. D’ailleurs, qu’est-ce qui vous a conduit à travailler sur ce sujet ?
C’est un cours que j’ai commencé il y a deux ans, mais sur lequel je travaille depuis avant le Covid. Je suis titulaire d’une chaire au Collège de France qui s’appelle « Histoire des pouvoirs en Europe occidentale ». Avec la peste, il y a une énigme qui m’a toujours troublé : pourquoi une catastrophe démographique qui est l’une des plus meurtrières de l’histoire de l’humanité, puisqu’on peut estimer qu’entre 1347 et 1352 plus de la moitié de la population disparaît en Europe, pourquoi un événement aussi considérable a-t-il des conséquences politiques aussi ténues ? Le monde d’après a ressemblé au monde d’avant, avec les mêmes lois, les mêmes rois, les mêmes croyances… en apparence. Ibn Khaldoun, grand philosophe et historien du XIVe siècle qui voit la peste depuis l’islam, écrit que la peste a tout changé. Elle a changé, dit-il, « la forme même des choses », et pourtant rien de directement visible. Là-dessus, le Covid est arrivé et comme souvent le présent est venu faire effraction dans le passé, qui n’en sort pas indemne.
Comme pour l’an 1000 ? Racontez-nous un peu cette date.
En règle générale, ce qu’on demande aux enfants, c’est d’apprendre leurs dates. Apprendre la date, c’est : je vous parle d’un événement, il faut chercher le millésime. Le serment du Jeu de paume : 20 juin 1789. Mais dans le cas de l’an 1000 c’est l’inverse. Il est difficile d’oublier le millésime 1000, simplement il faut chercher l’événement qui s’y rapporte… Et rien ! Voilà, il ne s’est rien passé et personne n’attendait qu’il se passe quoi que ce soit. Et donc, dès lors, la question c’est savoir de quand date la date. C’est-à-dire de quand on date le moment où on a cru qu’effectivement les femmes et les hommes du Moyen Âge ont eu peur du passage du premier au deuxième millénaire.
De toute façon, comme souvent avec le Moyen Âge, le facteur sonne toujours deux fois. Il se passe quelque chose au Moyen Âge et c’est réinventé au XIXe siècle, et nous vivons dans l’ombre portée que le XIXe siècle a exercée sur le Moyen Âge. Ce qui m’intéresse dans l’exercice de l’histoire, c’est de battre et rebattre les cartes de la familiarité. On peut le faire sur le plan géographique, on peut le faire sur le plan thématique, on peut le faire sur le plan chronologique. Je trouve cela amusant de rebattre les cartes.
Si on veut boucler la boucle avec votre première question, à savoir comment lutter contre ces récits fantasmés qui sont des récits puissants, je crois qu’il faut ramener ces grands récits réactionnels à la réalité de leur passion triste. Une histoire qui ne cesse de nous faire la leçon sur nos continuités, nos identités, cela est désespérant. Une histoire qui referme les sociétés sur elles-mêmes et qui nous conduit à ne plus nous étonner de rien. L’exercice de l’histoire, c’est une manière de se créer des surprises, d’avoir envie simplement, pour moi, dans ma pratique, tous les matins d’apprendre quelque chose, de lire, de comprendre, de découvrir quelque chose qui va me surprendre, qui va me déplacer, me divertir et permettre d’échapper à l’arrogance du présent. L’histoire, c’est se souvenir de tout ce dont nous sommes capables, les hommes et les femmes en société, du pire comme du meilleur. L’histoire n’est pas une école de la fatalité. En réalité, plus on regarde les choses telles qu’elles furent et telles qu’elles auraient pu être, plus on se dit qu’il y a des potentialités, des issues, qu’elles aient été empruntées ou pas.