Bologne et Ravenne (Italie), envoyé spécial.
La publicité était d’un goût douteux. Le présage, macabre. Pourtant, ce dimanche, de l’autre côté des Alpes, une majorité de citoyens ont suivi, au pied de la lettre, la consigne donnée par un vendeur de services funéraires de Castel San Pietro Terme, sur la route nationale entre Bologne et Rimini : « Italiens, nous vous attendons aux urnes ! » Et ce lundi, c’est tout le pays qui s’est éveillé, couvert de cendres.
La coalition d’extrême droite emmenée par Giorgia Meloni et son propre parti, Frères d’Italie, héritier en ligne directe du mussolinisme, l’a emporté haut la main (lire page 5). Même l’Émilie-Romagne, longtemps bastion de la gauche, chancelant toutefois depuis des années sous les coups de boutoir de l’autre formation nationaliste et populiste, la Ligue de Matteo Salvini, est tombée. Si, pour le Sénat à Bologne, le Parti démocrate (PD, ex-communiste devenu social-libéral) a réussi à sauver Pier Ferdinando Casini, un ex-démocrate-chrétien qui – on ne rit pas, même jaune – fut un temps très proche de Berlusconi, la candidate du centre gauche dans le scrutin uninominal à la chambre à Ravenne, a été battue, à 49 voix près (sur un total de 210 600 votants), par une parachutée de Frères d’Italie.
Dimanche soir, à 23 heures, à la fermeture des bureaux de vote, Mauro Venturi s’installe dans le bureau central du PD, à Alfonsine, dans cette même circonscription électorale de Ravenne. Faute de jeunes militants, c’est lui, l’ancien maire de cette bourgade de 12 000 habitants, qui est chargé de rassembler les données électorales pour les transmettre aux instances supérieures du parti. Un peu de temps à tuer avant la tombée des résultats, alors il raconte : aujourd’hui, il y a « 160-170 inscrits au PD », mais à la grande époque du Parti communiste (PCI), qui occupait sur cette place tout un côté, avec son siège, mais aussi le café Unità et même une salle pour les bals, et comptait une dizaine de cercles sur toute la commune, les adhérents étaient 4 000. « Cela veut dire que la moitié des électeurs étaient membres du PCI, c’était un peu différent comme atmosphère alors, et le parti faisait ici ses scores les plus spectaculaires de la province, voire de l’Italie, dans les 70-80 % », confie-t-il. Un message sibyllin sur son téléphone l’interrompt : « Les premiers bulletins, c’est un bain de sang. »
« C’est une débâcle ! »
D’habitude, dans la petite ville d’Alfonsine, martyrisée par les nazis à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la droite, plus ou moins radicale, ne présente même pas de candidats aux municipales et, à l’échelle de la province de Ravenne, seules trois communes, dont deux comptent parmi les plus petites, sont dirigées par des équipes rattachées à la coalition conduite aujourd’hui par Giorgia Meloni. « Frères d’Italie, on ne les a pas vus une seule fois pendant la campagne électorale », affirme Mauro Venturi. Un signal, parmi d’autres, lui a mis la puce à l’oreille, néanmoins : au printemps dernier, lors des élections de représentants du personnel à la Sica, une petite entreprise industrielle employant environ 200 ouvriers dans la localité, le syndicat néofasciste UGL – largement inexistant à l’échelle nationale – a obtenu le même nombre de délégués que la CGIL, le plus grand syndicat italien. « Les gens sont complètement perdus, ils ont été biberonnés à l’individualisme forcené par les médias de masse, et ils croient qu’ils vont s’en sortir seuls, par une espèce de loterie », déplore-t-il. Mais, au cœur de l’ex-Romagne rouge vif, le responsable local du PD ne s’en tient pas là, alors que crépitent désormais sur son téléphone les notifications annonçant le verdict électoral : « La politique que nous avons menée avec le parti, il faut bien le dire, elle a fait du mal aussi, admet Mauro Venturi spontanément.
Avec le Jobs Act, sous Matteo Renzi, on a touché à des éléments symboliques mais fondamentaux du droit du travail, et ça a sapé la base de notre électorat. Le même qui pensait rafler la mise a fait une loi électorale qui se retourne aujourd’hui contre nous, et offre le pays à cette coalition des droites. Maintenant, le PD va devoir travailler dur pour retrouver la crédibilité qu’il a perdue… » Vers 2 heures du matin, lundi, alors qu’Alfonsine et le reste de l’Italie plongent plus que jamais dans les ténèbres, lorsque, à l’évidence, désormais, une bonne part des abstentionnistes sortent des rangs de la gauche et une autre partie de l’électorat, en provenance de la Ligue – qui, dans les scrutins précédents, ici, avait mordu sur le centre gauche – est à présent siphonnée par Frères d’Italie, Mauro finit par lancer en français dans le texte : « C’est une débâcle ! »
C’était écrit, et pas seulement dans les sondages. Dimanche midi, parmi le groupe d’amis réunis pour un déjeuner dans l’un des multiples établissements balnéaires, sur les plages au nord de Ravenne, beaucoup témoignent d’une désaffection générale. « Voter ? Mais pourquoi ? Pour qui ? J’ai le sentiment que ça ne sert strictement à rien », témoigne une quadra. La veille du scrutin, en pleine phase dite de « silence électoral », à Bologne cette fois, en marge d’une visite guidée organisée « pour déconstruire les narrations toxiques » par des migrants du quartier populaire de la Bolognina – resté célèbre, par ailleurs, pour avoir accueilli, en 1989, le congrès de dissolution du PCI et sa transformation progressive en partie de centre gauche, jusqu’à l’actuel PD –, Lara confie ses craintes, en aparté : « Je n’ai jamais vécu une campagne comme celle-ci, avec un tel silence général.
Personne ne parle, tant de gens ne croient plus en grand-chose. Il y a deux ans, à Bologne, quand Matteo Salvini a tenté de s’emparer de la région, il y avait eu les “Sardines”, ce mouvement populaire qui avait fait front avec succès, mais là, malgré le danger incarné par Meloni, son racisme, sa haine, ses attaques con tre les droits des femmes et des minorités, il n’y a pas eu de mobilisation. »
Dans ce paysage de ruines et de désolation pour la gauche italienne, une petite lueur brille tout de même, encore timide mais elle est là. À ce stade, ce n’est qu’un appel à une manifestation contre les crises écologique et sociale, le 22 octobre, à Bologne. Fruit d’une convergence entre le collectif des ouvriers en lutte de GKN, une usine automobile fermée du jour au lendemain à Florence en 2021, et des mouvements pour la justice climatique à Bologne, rendez-vous a été donné juste avant la chute du gouvernement Draghi, en juillet dernier.
« Premier cortège d’une opposition sociale »
« On ne l’a pas cherché en soi, mais ce sera sans aucun doute le premier cortège d’une opposition sociale au futur gouvernement de Giorgia Meloni », explique Niccolò Cuppini, l’un des organisateurs qui anime avec d’autres Excentrale un « hub des périphéries » dans la capitale de l’Émilie-Romagne. « Deux semaines plus tard, il y en aura un autre à Naples. C’est un parcours qui se rouvre. Pour nous, c’est sûr que la cheffe des Frères d’Italie est une fasciste, qu’elle sera ultraviolente et qu’elle est dangereuse pour les droits sociaux, pour les minorités, pour les étrangers… Mais crier simplement au péril fasciste, ça ne suffit pas, car c’est trompeur : il faut trouver des clés de lecture n ouvelles et ne pas oublier que les politiques les plus néfastes de cette dernière décennie, c’est bien le centre gauche qui les a conduites, ajoutant de la précarité, de la répression contre les migrants… »
« On est revenu cent ans en arrière »
Militant dans le réseau Bologna for Climate Justice, Marco Palma décrit, en complément, le cœur de la mobilisation locale qui se trouve être la bataille contre l’élargissement, de 12 à 18 voies, du nœud entre autoroute et périphérique, en plein milieu de la grande ville italienne. « Comme tous les enjeux environnementaux, ces affaires sont complètement absentes du paysage politique traditionnel. Ou pis, c’est pris à la renverse : la municipalité PD qui se targue d’être la plus progressiste d’Italie et parfois même de conduire la transition écologique en Europe, la première chose qu’elle trouve à faire, c’est de mettre plus de voitures et de camions sur les routes, plus de t ransit de marchandises, plus de précarité dans la logistique, etc. Et elle prétend le faire au nom de la transition écologique, en plus ! C’est avec ça qu’il faut en finir, et la politique institutionnelle ne s’en donne absolument pas les moyens, c’est pourquoi il faut repartir de la base. »
Dans la nuit de dimanche à lundi, la cendre des urnes est retombée sur une terre, en réalité, déjà brûlée. Dans un bar du centre-ville de Ravenne, lundi matin, un gars répète sa trouvaille à qui veut l’entendre : « On est revenus cent ans en arrière : en 1922, c’était la marche sur Rome de Mussolini ; 2022, c’est celle de Meloni ! » Son compère rétorque, mi-figue mi-raisin : « Gauche italienne, année zéro. »