Rachid Bouchareb est allé piocher le titre de son film « Nos frangins » dans les paroles de « Petite », une chanson mélancolique et tendre de Renaud. Dans le texte se trouvent les patronymes de Malik et d’Abdel, tous deux victimes de bavures policières le 6 décembre 1986. Bouchareb traite ses deux drames en parralèle. Malik Oussekine est devenu un symbole dont la mort a entraîné un mouvement de protestation sans précédent et la dissolution du peloton voltigeur motocycliste, mis en cause dans son décès. Le sort d’Abdel Benyahia n’a pas eu la même résonance. Mais le regard posé sur lui par le cinéaste fait débat. Dans une lettre ouverte, intitulée, «Nous, frangins d’Abdel», ses frères écrivent : «...le cinéma ne permet pas tout et n’importe quoi, surtout lorsqu’il s’agit de faits et de personnages réels cités en nom propre. Est-ce par ignorance ou par choix délibéré que notre père apparaît dans cette fiction comme un personnage effacé et hagard, qui subit et accepte sans broncher les injustices, contrairement aux jeunes?» Bouchareb revendique la poursuite du travail mémoriel entamé avec « Little Senegal », puis prolongé par « Indigènes », rappelant le rôle des tirailleurs africains pendant la Seconde Guerre mondiale, et « Hors-la-loi » autour des déchirures fratricides liées à la guerre d’Algérie. « Nos frangins »fait dialoguer les images d’archives – journaux télévisés, interventions de personnalités politiques telles que Robert Pandraud, François Mitterrand ou Charles Pasqua et les centaines de milliers de manifestants – avec la fiction. C’est émouvant pour tous les contemporains de ces deux affaires, parfois sidérant pour les moins de 35 ans. D’autant que le film fait écho au passé récent, notamment aux violences policières subies par les gilets jaunes. Rencontre avec un cinéaste qui inscrit ce pan d’histoire dans le monde contemporain.
Comment avez-vous vécu l’affaire Oussekine ?
Un peu comme tout le monde. Pour la première fois, il y avait un nom. Avant, les morts restaient des anonymes. On connaît l’histoire du 17 octobre 1961 mais il n’y a pas de liste de victimes. Avec Malik Oussekine, tout le monde est au courant, des manifestants sortent en même temps dans toute la France pour dire : « Plus jamais ça. »
Pourquoi avez-vous choisi de traiter en parallèle le récit de la mort de Malik Oussekine et de celle d’Abdel Benyahia ?
Les deux morts sont survenues à quelques heures d’intervalle. Le profil de l’immigration algérienne de l’époque était plus proche de la famille d’Abdel, avec cette idée d’essayer d’être le plus invisible possible, de ne surtout pas croiser le chemin de la police, que de celle de Malik, dont le frère est un petit entrepreneur. Ma génération n’a pas été la même que celle de mon père. J’ai pu choisir de faire du cinéma, même si cela reste exceptionnel, pour raconter ces histoires. Parmi les jeunes avec lesquels j’ai grandi, je n’étais pas le seul à vouloir une place différente dans la société.
Comment avez-vous préparé le film ?
Avec Kaouther (Adimi, le coscénariste – NDLR), nous avons parlé à une sœur de Malik et au frère d’Adbel. Mais nous n’avons pas insisté. C’était encore délicat et douloureux. Nous nous sommes beaucoup documentés. Nous avons aussi revu toutes les archives de l’époque. Après, il faut se libérer de ça. Je voulais que Mitterrand, Chirac, Pasqua, Pandraud existent dans le film en archives et en réponse aux acteurs qui incarnent les familles.
Qu’évoquent les différentes langues utilisées (français, arabe, bambara) dans le film ?
C’est ce qu’était la France à l’époque. J’ai eu l’occasion de filmer les groupes Toure Kounda, Kassav’, les chanteurs Mory Kanté, Khaled ou même Laurent Voulzy, avec qui j’ai tourné le clip de « Belle-Île-en-Mer » lors de son premier voyage en Guadeloupe. Tout cela m’est resté. J’ai souvent mis ces artistes qui faisaient partie de mon quotidien dans mes films. On peut toujours remettre en question les migrations mais ce mouvement va continuer et même s’accélérer avec le réchauffement climatique.
Pourquoi avez-vous créé ce personnage de flic, Daniel Mattei, qui suit les deux affaires pour la police des polices ?
Je n’ai pas eu accès aux informations sur la police des polices et sur les enquêtes. J’ai donc imaginé un policier qui aurait pu se retrouver à gérer les deux affaires en même temps. Je voulais un flic obéissant, même si son adhésion lui pose un problème moral. J’ai été marqué par l’histoire d’un policier habitant dans les quartiers où vivaient les Algériens. Il est allé les prévenir du risque encouru à la manifestation du 17 octobre 1961. Je crois à des individus qui font des choses.
C’est un peu l’antithèse de Daniel Mattei…
Lui, il fait son boulot. Et même s’il est amené à mentir à la famille d’Abdel, il a un malaise au fond de lui. Je voulais que les gens se mettent à sa place, interrogent leur propre courage. Le film sert aussi à faire un peu changer les choses. On a beaucoup débattu dans les salles avec l’acteur (Raphaël Personnaz) pour savoir quel devait être le rôle de la police.
Vous lui avez donné un nom corse. Est-ce un choix délibéré ?
J’aime beaucoup « le Cercle rouge », où Bourvil joue un policier qui s’appelle Mattei. J’ai dit à l’acteur de s’inspirer de ce personnage.
Qu’est-ce qui vous intéresse dans la problématique mémorielle ?
Ces sujets font partie de mon histoire. Quand j’ai fait une école de cinéma, je pouvais naturellement me tourner vers eux parce qu’ils étaient inexplorés. Avant « Little Senegal », il n’y avait pas de film sur l’esclavage en France, ni sur l’armée d’Afrique pendant la Seconde Guerre mondiale au moment de « Indigènes » et quasiment rien sur la guerre d’Algérie en France lorsque j’ai fait « Hors-la-loi ».
Que peut le cinéma pour faire bouger les lignes ?
« Indigènes » a réuni 3 500 000 spectateurs. La revendication de la réparation de l’inégalité des pensions perçues par ces soldats d’Afrique, inférieures à celles de leurs frères d’armes français, a été reconnue par Chirac. Une loi a été votée le jour de la sortie pour réparer cette inégalité. C’est rare mais le but de ce film a été atteint. J’avais rencontré d’anciens soldats au Sénégal, en Afrique du Nord, dans des foyers à Strasbourg, à Paris, un peu partout en France. À 80 ans, ils attendaient dans une chambre de foyer de recevoir une hypothétique pension. C’est bien quand le cinéma sert.
Le film a-t-il été facile à produire ?
Oui, parce que j’ai rencontré, dans la production du cinéma en France, des gens très enthousiastes. C’est lié à leur histoire parce qu’ils ont été dans les manifestations et qu’ils veulent aussi que les choses évoluent. Ce souvenir très fort a permis au film de ne pas avoir de problème de financement.
Qu’espérez-vous avec « Nos frangins » ?
J’ai pu débattre dans beaucoup de salles de France de la peur de manifester, des violences et de l’absence de changement. Ce film est aussi un état des lieux pour susciter une prise de conscience. Les gens doivent pouvoir aller librement manifester sans avoir la peur au ventre. Le film est à eux maintenant. Il doit voyager comme l’ont fait mes précédents films, qui continuent à être projetés dans les écoles et autour de débats. Celui-ci va peut-être avoir la même histoire.