Par Stéphane Domeracki, professeur de philosophie.
Une recension élogieuse du traité l'Histoire de l'être de Martin Heidegger par Nicolas Weill vient d'être publiée dans Le Monde, supplément livres du 2 septembre dernier.
Ce volume ultranazi daté de 1939-1940 nous apprend entre autres réjouissance que « le communisme » n'a « rien d'humain » et entreprend d'en expliciter la provenance juive - ne reculant pas devant le grand guignol d'évoquer un « bolchévisme anglais ». Entre confusionnismes délirants - le libéralisme est jugé « communiste », comme ailleurs le nazi Carl Schmitt sera décrété « libéral » - et théories du complot, Heidegger « pense l'être » tout en œuvrant à l'anéantissement comme dans les Cahiers noirs. Comment dès lors comprendre que la recension proposée soit encore une fois si complaisante ?
Ce traité ésotérique est l'un de ceux par lesquels Heidegger justifie l'horreur nazie comme nécessité « historiale » commandée in fine par « la technique », les « magouilles » juives visant à entraîner tous les peuples dans le calcul et le déracinement. D'ailleurs, un passage inédit d'un antisémitisme délirant en avait été caviardé, censuré par l'éditeur Peter Trawny sur demande du probable criminel de guerre, son fils Hermann Heidegger, ayant trouvé intéressant de cacher une fois de plus la poussière brune sous le tapis : « Il faudrait se demander sur quoi est fondée la prédestination de la communauté juive a la criminalité planétaire ». Traduction adoucie : prédestination deviendra « prédisposition », ce qui cherche là aussi à noyer le pois(s)on puisque cela pourrait éloigner les lecteurs attentifs de toute la problématique du Geschick des Seins (avec un i, l'envoi destinal de l'Être de l'étant) dans cette fameuse Geschichte des Seyns (histoire de l'être, avec un y).
De même, les traductions euphémisantes rendront « estre » pour l’« être », « avoindre » pour « advenir », entre autres réjouissance, mais Weill juge que « leur version est néanmoins lisible et utilement appuyée par des notes ». Heidegger resterait « un penseur de premier plan », « à contretemps » par rapport aux autres nazis, travaillerait juste à « préparer la rencontre avec l’être, sa non-violence, son silence, son calme, sa tendresse même ». Un tel irénisme laisse songeur, qui saisit pourtant bien que Heidegger appelle calmement à « l’apocalypse ». « Ce silence est peut-être un signe de notre ultime liberté », note l'auteur de la recension. Certainement celle de projeter n'importe quoi, là où Heidegger vitupère contre la « Juiverie » et « l’inclusion renouvelée et radicale dans la manigance » où seraient pris les nazis, délire spéculatif où le peuple le plus enraciné se verrait chargé par l'histoire de devoir mener « la technique » à ses ultimes conséquences contre ceux qui l'ont promu : à la solution finale. Croire que Heidegger se contenterait de « critiquer les nazis », et Jünger, c'est proposer une lecture superficielle de la façon dont il justifiait finalement le national-socialisme et le racisme même « biologique ». Sa métapolitique ne saurait s'opposer à ce « destin ». « Le soin de la race » est certes une « opération de nivellement » mais c'est surtout « une mesure nécessaire, par laquelle elle pousse à sa fin la modernité ». Ceci, écrit tout en tirant à vue sur la « manigance » juive, pleurnichant quelque « broyage conjoint de la germanité et de la russéité dans l’empire de la machination », passage qui plaira aux amis antisémites de Douguine.
Pourquoi l'article du Monde n'explique rien de tout ceci, pas plus que la violente critique du communisme ?