«C’est sur le tapis que je me sens bien. J’ai tellement de choses à gérer en dehors… Sur le tapis, je ne suis à la portée de personne.» Teddy Riner a beau mesurer 2,04 m, se stabiliser à 142 kg les jours d’affûtage et son entourage filtrer 95% de la demi-douzaine de sollicitations médiatiques quotidiennes, il n’en reste pas moins humain. Lire : sujet au tic-tac de l’horloge, tant physiquement que mentalement. «Le plus dur dans le sport, c’est l’attente», rappelait l’ex-tennisman américain Andy Roddick dans la série documentaire Break Point sur Netflix. «Les Jeux olympiques, ce n’est pas un jour tous les quatre ans, mais tous les jours pendant quatre ans», nous confia jadis sa compatriote Kayla Harrison, titrée comme Teddy en 2012 à Londres puis en 2016 à Rio, et passée depuis au MMA.
Ces aphorismes, il y a longtemps que le golden-boy français les a intériorisés. Ce tunnel de la haute performance qui dure est l’une des tendances des grands fauves du sport mondial de ce XXIe siècle : Lionel Messi en football, LeBron James en basket, les sœurs Williams ou le fameux Big 3 en tennis… «L’âge, c’est dans la tête», disait il y a trente ans le sprinteur britannique Linford Christie. Entretenir la flamme, à ce stade, relève de la mécanique de précision. C’est là qu’intervient l’art de savoir s’entourer et le rappel d’une vérité presque contre-intuitive : le judo n’est discipline individuelle qu’intérieurement. Dans sa réalité sociale, il relève d’abord d’une entreprise collective.
Virage
«Toute ma carrière, je n’ai visé que l’excellence sportive, tranche Riner par téléphone un soir de janvier. Et si cela passe par un fonctionnement à part, alors nous le mettons en place, sans états d’âme.» Alain Perriot, le prof de ses débuts, se souvient avoir compris très tôt que, avec ce profil, un cadre classique serait trop étroit. «Etant alors jeune professeur, je ne pouvais pas me démultiplier. Ma priorité, c’était le développement de mon club. C’est pourquoi, le samedi, j’ai très vite confié le petit Ted à Serge Dyot, car il avait besoin d’enchaîner les tournois.» En équipe de France, rebelote. En septembre 2010, au retour des Mondiaux de Tokyo, le prodige de 21 ans a le sentiment d’avoir été injustement privé d’une cinquième (!) couronne mondiale. Avec Christian Chaumont, son entraîneur d’alors au Levallois SC, il opère un virage décisif. S’inspirant de l’icône japonaise Ryoko Tamura-Tani, neuf titres olympiques et mondiaux entre 1993 et 2007, il s’adjoint les services de Nico Kanning, qui devient son sparring dédié, l’un des rares à l’entraînement à aller au casse-pipe plusieurs fois par séance avec le Demolition Man guadeloupéen. Le +100 kg formé au SC Berlin va manger bon pendant dix ans : un jour en gaucher, le lendemain en garde croisée, à charge pour Teddy et son staff de trouver les solutions qui, le jour J, ne laisseront plus jamais la moindre parcelle d’ambiguïté aux arbitres. «OK il est doué, mais je n’ai jamais vu quelqu’un s’entraîner aussi fort, complète Kanning. Un mois avant les Jeux de Rio, sur un stage international en Espagne, pendant que le reste de l’équipe faisait la sieste avant la séance de l’après-midi, nous sommes partis enchaîner des sprints en côte. Il lui fallait cette séance.»
Rio 2016, donc. Second titre olympique, huitième été d’affilée à faire retentir la Marseillaise sur un rendez-vous planétaire. 27 ans, père de famille, personnalité publique XXL : las d’être scruté, selfisé, instagrammé, Teddy aimerait un peu oublier Riner. Il s’accorde un break, un vrai. A son retour, un an plus tard aux Mondiaux de Budapest, le colosse gagne encore, sur son aura cette fois. Sa marge s’est réduite. En octobre à Marrakech, il remet les gaz et s’adjuge son 10e titre mondial – son dernier à ce jour. Puis il coupe à nouveau. Longtemps.
The Last Dance
C’est à cette époque que se structure peu à peu son fonctionnement actuel. Le décalage d’âge – et de résultats – avec le reste du groupe France est un début d’explication. Son statut de tête de proue du projet PSG Judo en est un autre. La conviction aussi, comme souvent chez les sportifs trentenaires, que chaque année de plus est une opportunité de moins. Il sait qui il veut à ses côtés et le dit : «Mes médailles me rendent légitime lorsque j’exprime des besoins concrets.» Meriem Salmi, sa psy depuis ses 14 ans, en est évidemment. Laurence Dacoury, au tamisage de ses relations publiques depuis quatre olympiades, aussi. Armelle O’Brien, kiné de l’équipe de France de 2009 à 2016, accepte de jongler avec son cabinet à Saint-Raphaël et sa vie de jeune maman, en alternance avec deux collègues parisiens. Plus léger et en phase avec son intention de «travailler la mobilité et la vitesse de déplacement», Frédéric Miredin succède à Nico Kanning en sparring, Brieuc Gobé et Julien Corvo remplacent Yann Morisseau à la préparation physique… Au Néo-Calédonien Laurent Calleja la responsabilité de manager l’ensemble et à Franck Chambily, cet ancien -60 kg qui le suit depuis les cadets, le statut très envié de «coach de Teddy Riner».
D’abord informelle, cette «cellule» (dixit Calleja) dont Teddy est «à la fois le chef d’orchestre et l’instrument» (dixit O’Brien) voit officiellement le jour début 2022. Elle est dotée d’un budget spécifique fléché jusqu’à 2024 par la Fédération française de judo et l’Agence nationale du sport. Un budget que les deux structures, sollicitées par Libé, préfèrent ne pas communiquer eu égard à la «période de crise sociale» que le pays traverse. En décodé : cette cellule a un coût conséquent. C’est qu’en plus d’être précurseur dans un sport amateur comme le judo, le dispositif voit grand : «Tu as les grands champions et ceux qui sont au-dessus, schématise Chambily. A ce stade de sa carrière, Teddy a besoin de sécurité, de nouveaux challenges et de plaisir. La sécurité, c’est le choix de s’entourer de compétences et de confiance, et que chacun fasse ce qu’il faut pour prévenir au mieux sa grande hantise : la blessure. Les challenges et le plaisir, c’est faire en sorte que 80 % de sa préparation bi-quotidienne s’effectue désormais à l’étranger, avec des partenaires en nombre et en qualité, qui sont heureux de lui rentrer dedans.» Maroc, Brésil, Japon, Ouzbékistan, Kazakhstan, en plus des grands regroupements du circuit international… «Cette fois je prends le temps de m’imprégner des cultures locales, savoure l’intéressé. Ils sont contents que je vienne et moi je suis content d’y aller.» Pas question de fraterniser en revanche. «La compète, c’est la compète. L’amitié, on essaiera après.»
«Une carrière de haut niveau, c’est d’abord une somme de décisions», confirme Baptiste Leroy, arrivé à l’automne 2022 à la tête de l’équipe de France masculine. L’ex-coéquipier de Teddy au Levallois SC doit composer avec ce paradoxe : son meilleur élément trace sa route loin du groupe. Pas simple, mais le technicien a suffisamment roulé sa bosse – un long passé de compétiteur et des années en club ou à la tête des sélections marocaine puis mauricienne – pour ne pas saisir là l’opportunité de penser relève et «d’apporter de la méthodologie pour mettre fin à l’empirisme dans l’entraînement des lourds français». Quinze ans de joug du taulier du judo mondial ont en effet laissé des traces en interne. De l’émulation bien sûr, mais aussi des agacements, des incompréhensions, une frustration rentrée. Sa démarche radicale de privilégier l’entraînement à l’étranger renvoie ceux qui restent à leurs propres insuffisances, mais aussi à certains choix fédéraux parfois vécus comme incohérents : critères de sélection à géométrie variable, plafond de verre, impression de n’être qu’une rustine, un plan B ou C. Et quand le plus constant d’entre eux, Joseph Terhec, s’aventure à l’automne 2020 à dominer son aîné en compétition à Brest, gare à l’orgueil du champion blessé. Un reportage télévisé montrait leurs retrouvailles à l’entraînement au retour du crime de lèse-majesté. Elles furent… viriles.
Déclin ascensionnel
Désormais délesté du poids de ses fameux 154 combats d’invincibilité, Riner pratique le déclin ascensionnel. Lui qui a déboulé en 2007 en criant «j’arrive !» entend montrer seize ans plus tard qu’il reste «là et bien là, différent mais le même». Au Japon, terre-mère de la discipline, celui qui en parle le mieux reste Kosei Inoue. Ce champion légendaire fut poussé à la retraite en 2008 par l’irruption du Français, avant de hisser la sélection masculine nippone à cinq titres pour sept aux JO de Tokyo. «Teddy Riner est comme une montagne célèbre à gravir pour nos jeunes champions. Sa force, c’est sa maturité et ses qualités de management du risque. Il est très intelligent, étudie ses adversaires et sait les faire déjouer plutôt que de miser uniquement sur ses points forts. Nous disons la même chose à nos champions : vous n’avez pas à être parfaits, il faut juste battre l’adversaire», décryptait-il au journaliste Florent Dabadie.
Avant d’affronter le Français à domicile en 2024, le stratège nippon reporte l’objectif sur le désir de revanche de son pays lors de l’épreuve par équipes mixtes, suprême affront : pour la première de cette formule aux JO, la France avait battu son hôte en finale à Tokyo. Réponse de Teddy Riner : «Peut-être qu’ils nous battront à Paris mais, entre nous, le plus important n’est-il pas de rester à jamais les premiers à avoir remporté cette épreuve-là ?» Réponse dans un peu plus de 550 jours.