Tinariwen : « La musique a naturellement sa place chez les  opprimés »

Tinariwen, un groupe autant qu’une institution culturelle touarègue, s’est taillé une renommée internationale en consacrant les liens du blues et des musiques sahéliennes, du Niger à la Mauritanie, en passant par le Mali, l’Algérie et la Libye. Une odyssée musicale dans les vents du Ténéré, à la recherche de la note bleue. Avec leurs guitares virtuoses pour viatiques, ils ont tapé dans l’oreille du héros rock Jack White, leader de feu les White Stripes, et de son producteur Josh V. Smith.

Le temps d’un nouvel album envoûtant, le blues est rangé dans les tiroirs pour explorer l’univers country, avec banjos et violons fondus dans la transe berbère. L’album aurait dû voir le jour à Nashville, si ce n’était ce maudit Covid. Pas d’inquiétude, nos Touareg ont enjambé l’Atlantique en branchant le Wi-Fi pour enregistrer « Amatssou » depuis le désert algérien, avec l’apport de musiciens country émérites et, sur deux titres, du producteur légendaire Daniel Lanois (U2, Bob Dylan, Peter Gabriel…). Un fascinant road-trip dans les grands espaces. De passage en France, Abdallah ag Alhousseyni, né dans le nord du Mali, pilier du groupe et porte-parole de la cause touarègue, nous a accordé un entretien où il est autant question de musique que de la mémoire des siens.

Vous avez appelé votre album « Amatssou ». Que signifie ce mot ?

C’est un danger discret que je ne vois pas, mais je sens qu’il est là. Un peu comme avec un lion : tu sais le danger qu’il porte. C’est un mot très utilisé, mais uniquement dans ce sens-là. Ce n’est pas tout ce qui fait peur. Amatssou, tu le dis quand tu es sûr qu’il y a un danger plus fort derrière.

Pourquoi avoir choisi ce titre ?

Parce qu’aujourd’hui, chez nous, c’est amatssou. Depuis quelques années, notre territoire est complètement en danger. Et il faut rappeler au monde que tout ça fait peur. Peu de choses circulent dans les médias sur les Touareg. Les journalistes pouvaient apporter quelques informations mais, aujourd’hui, il n’y en a pas. Alors, comment expliquer au monde ce qui se passe ? C’est à travers la musique, les interviews. Dans le désert, c’est comme si on était oublié. Et ça fait dix ans.

Depuis le coup d’État de 2012 et la présence djihadiste au Mali…

Aujourd’hui, le djihadisme a été démultiplié. Avant, il y avait juste les gens d’al-Qaida, mais, aujourd’hui ,il y a aussi ceux de Daech. Et d’ici peu de temps, ils vont créer une troisième organisation islamique, et ainsi de suite. C’est ça amatssou.

Comment s’exerce la pression islamiste sur la culture ?

Leur projet, c’est d’amener les gens vers eux. Tu ne peux donc pas utiliser ta culture. Tu dois utiliser la culture de l’islam. La culture de soi et la culture de l’islam, ce sont deux choses différentes. Quand on vient comme ça pour t’islamiser, ça veut dire que tu dois lâcher ta propre culture.

Quelle est la place de la musique dans la culture touarègue ?

Je ne veux pas me hasarder à dire que la musique a une place plus importante chez nous que dans d’autres communautés. Parce que chacun aime et respecte la musique avec laquelle il est né. Mais quand tu as souffert comme ça, que tu es marginalisé, la musique fait partie des choses qui te font franchement vivre. La musique que tu aimes déjà, tu vas l’aimer beaucoup. C’est comme si tu soignais ta douleur avec. La musique a naturellement sa place chez les opprimés.

Elle a aussi une fonction poétique…

Oui, et aujourd’hui la musique véhicule les messages des Touareg à travers le monde. Avant, c’était à l’intérieur même de la communauté, dans le désert. Ils parlaient beaucoup de leurs problèmes. Pas juste avec le Mali, mais aussi des problèmes entre eux, au quotidien.

Vous avez enregistré cet album dans le Sud algérien. Pourquoi ce choix ?

Le projet du groupe, c’est de toujours enregistrer dans un désert. On l’avait déjà fait à cet endroit en 2011, puis au Maroc, dans le nord du Mali, en Mauritanie, aux États-Unis. Mais cette fois-ci, c’était presque une obligation. L’album aurait dû être enregistré à Nashville, mais, avec le coronavirus, ça n’a pas marché. Comme toujours, il y avait des Occidentaux avec nous, et le seul endroit où on pouvait les emmener, c’était vers chez nous, à Djanet (au sud-est de l’Algérie-NDLR). Dans le nord du Mali, au Niger, dans le Hoggar, les gouvernements n’autorisent pas leur présence.

Le musicien Jack White a joué un rôle dans cet album, notamment par le biais de son producteur Josh V. Smith. Comment s’est faite la rencontre ?

Josh V. Smith connaît bien le groupe. On est resté avec lui deux semaines et on a joué chez lui, à Nashville. Comme il sait que je m’intéresse à la musique country, il m’a emmené dans une grande rue où on ne joue que ça. On l’appelle Broadway. Tu sors d’un endroit puis tu entres dans un autre avec les mêmes musiciens que tu avais laissés là-bas. Franchement, c’est impressionnant, je suis devenu fou ! J’ai vu des gens faire des démonstrations terribles. On dirait du cirque ! Ils tournent leur basse et, en même temps, ils jouent. Les guitaristes, c’est la même chose. Comme on n’a pas réussi à enregistrer là-bas, on leur a envoyé quelques chansons pour qu’ils jouent dessus.

Vous êtes connus pour avoir établi des liens entre le blues et la musique touarègue. Sont-ils aussi évidents avec la musique country qui colore votre nouvel album ?

Si vous me trouvez un musicien de country, je préfère jouer avec lui qu’avec un musicien de blues. (Il fait une démonstration à la guitare.) Tu vois ? Si je joue comme ça, un musicien country peut très bien jouer avec moi, sans problème. J’ai déjà vérifié le truc. Ce que je joue dans le groupe a plus à voir avec la musique country qu’avec le blues. Il ne faut pas avoir peur que la musique vienne de continents différents. La musique est créée dans l’âme des gens.

La musique country et la musique touarègue ont aussi en commun ce rapport à l’espace…

L’esprit dans lequel a été créée la musique country est exactement le même que celui dans lequel notre musique a été créée. C’est pour ça qu’il est facile de les relier. Ce sont des gens qui partaient, qui chantaient leur âme, leurs souffrances, leurs problèmes, sur les montagnes, sur le dos d’un cheval ou d’une vache.

Dans l’album, vous évoquez les troubles au Mali, les souffrances qu’endure votre peuple. Comment voyez-vous l’avenir ?

Ce n’est pas du tout facile aujourd’hui pour tout le Mali, et particulièrement pour la communauté touarègue. De toute façon, même quand la situation au Mali est normale, on rencontre beaucoup de difficultés. Parce que le mode de vie qu’on a choisi, et nos parents avant nous, c’est de rester vivre dans le désert. Franchement, on a choisi le mode de vie le plus compliqué de la planète. Mais on n’a pas le choix, c’est notre terre, notre histoire, on va mourir avec. Ce qui nous menace aujourd’hui le plus, c’est que les gens quittent le territoire. Aujourd’hui, les jeunes ne veulent plus rester dans le désert. Ils veulent voir autre chose, en France, en Amérique, en Algérie.

Face à cette situation, avez-vous un rôle à jouer ?

Chaque génération a sa manière de voir la vie. Un musicien, aujourd’hui, ne va pas sacrifier sa vie pour chanter. Il va chanter quelque chose de rapide pour gagner de l’argent. Il ne perd pas son temps à rester des mois dans le désert pour écrire des chansons sur l’exil, ou sur ceux qui cherchent de l’or dans le désert. Quand tu trouves un vieux, tu t’aperçois que tous ses enfants sont partis en le laissant avec les animaux. Avec 500 ou 600 grammes d’or, tu peux t’acheter une maison, alors qu’avec tous tes animaux, tu ne peux même pas t’acheter un vélo ! Donc les jeunes ne se cassent pas la tête à traîner ici pour trois ou quatre chamelles. Alors qu’avec l’or, au bout d’un mois, tu peux en gagner vingt ou trente.