« Allô, Véro ? C’est un baby business… » À ces mots de Sudath prononcés ce 21 octobre 2018, tout s’effondre pour Véronique Piaser-Moyen et son époux. Trente-trois ans après l’adoption de leur fille, un ami du Sri Lanka leur révèle que Titiana – nous la nommerons ainsi – a été volée à sa mère biologique alors mineure. « L’endroit où vous êtes venus en janvier 1985 n’était pas un orphelinat mais une “baby farm”, un lieu de stockage de nouveau-nés avant d’être livrés à l’adoption. » Un voisin du lieu, rencontré plus tard, témoignera : « Après avoir accouché, les jeunes femmes étaient rassemblées ici, des hommes venaient le soir pour récupérer les nouveau-nés. On a même appris par la suite que certaines étaient contraintes à la prostitution. »
Le choc est d’autant plus violent que le dossier d’agrément administratif et judiciaire validé par les autorités françaises et sri-lankaises était en règle. « Nous avions toujours respecté les procédures à suivre et les démarches légales autorisant l’adoption. » Autorisations administratives en poche, tout va alors très vite. Trop vite, sans doute. Véronique et son époux Jean-Noël, déjà parents de deux garçons, atterrissent à Colombo, le 13 janvier 1985. Dès le lendemain, le bébé, né le jour de l’An, leur est présenté. Quinze jours plus tard, le tribunal de Mount Lavinia valide l’adoption. Un passeport sri-lankais tout neuf est délivré avec l’enfant. Un visa des autorités françaises via l’ambassade de France est apposé dessus avec le nom de famille, Piaser-Moyen, déjà accordé. Retour en France le 31 janvier.
Il est un droit humain à garantir et une quête de tout enfant adopté : celui de connaître ses origines, afin de pouvoir reconstituer sa propre histoire. Titiana, alors âgée de 33 ans, se lance dans cette recherche au cours de l’été 2018, avec le soutien de ses parents adoptifs. La famille reprend alors l’avion en octobre pour Colombo afin de mener son enquête et tenter de retrouver la mère biologique. Un douloureux périple semé d’embûches et de fausses pistes s’engage alors. « De commissariats crasseux, d’intermédiaires survivants qui jouent les séniles amnésiques, de policiers en armes qui nous protègent ou pas, à un officier d’état civil qui disparaît », raconte Véronique Piaser-Moyen dans un ouvrage émouvant, minutieusement documenté et récemment publié (1). « Nous découvrions, poursuit-elle, les saloperies qui encadraient ces adoptions illégales, que notre fille n’a jamais été déclarée, qu’elle a été volée à la naissance, puis récupérée par sa famille biologique pour être finalement laissée à l’adoption. »
Dénouement heureux à l’issue d’un parcours parsemé d’obstacles, Titiana peut enfin, le 26 novembre 2018, puis la semaine suivante, rencontrer et échanger intimement avec sa mère biologique, qui demeure au milieu de la jungle. Il se confirme que son enfant lui fut enlevé alors qu’elle était mineure, à l’hôpital de Kahawatta. Titiana, sa mère biologique et les parents adoptifs sont les trois victimes de ce système très élaboré de marchandage d’enfants au Sri Lanka dans lequel sont associés des médecins, des avocats, des intermédiaires, ainsi que des services de protection de l’enfance.
Véronique Piaser-Moyen et son époux mènent depuis quatre ans un combat au quotidien en direction des autorités compétentes françaises et européennes pour alerter sur un tel trafic à l’échelle internationale. Ils sont convaincus que le ministère et les services étaient au courant. Pour preuve, lors d’une visite au Centre des archives diplomatiques à Nantes, ils ont accès au dossier « Adoption (1981-1988) » dans lequel existe une correspondance datée du 2 juin 1983 entre l’ambassade française au Sri Lanka et le ministre des Relations extérieures. Dans cette note, le chargé d’affaires français mentionne des articles de presse laissant entendre l’existence de trafics de nouveau-nés. « Ce qui est probable », souligne-t-il.
Ces derniers mois, Véronique multiplie les interventions médiatiques. En mai 2019, invitée d’Élise Lucet, elle témoigne dans Envoyé spécial. On lui reproche alors de ne pas se taire, on la culpabilise même. Serait-elle devenue dérangeante ? Rien n’y fait, Véronique Piaser-Moyen s’avoue épuisée, mais elle ne cède pas. Elle espère vivement qu’avec le soutien des parlementaires, une enquête ministérielle soit enfin lancée en France. Comme au Danemark, en Suisse et aux Pays-Bas, où tous ont déjà reconnu le caractère mafieux de ce trafic de bébés.
(1) Ma fille, je ne savais pas… City Éditions, 356 pages, août 2022.