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La Bosnie fait face à "la plus grande menace existentielle depuis la guerre"

Une carte blanche de Jean-Yves Donnay, Maître-assistant en sociologie à la Haute École Francisco Ferrer (Bruxelles). Secrétaire général de l’Association belge francophone de sociologie et d’anthropologie (ABFSA) (jydonnay@hotmail.com).

Le 2 octobre ont lieu les élections générales bosniennes. Ce scrutin verra-t-il derechef les forces ethno-nationalistes dominer le pays ? Une alternative antinationaliste parviendra-t-elle à se dégager ? Selon le dernier rapport du Haut représentant international en Bosnie-Herzégovine (l’Allemand Christian Schmidt est aujourd’hui à la tête du bureau), le pays ferait face à « la plus grande menace existentielle depuis la guerre », les autorités de la République serbe de Bosnie mettant en danger « la paix et la stabilité du pays et de la région », ce qui pourrait « conduire à l’annulation de l’accord de paix ». Rien que ça. Est-ce à dire que les accords de Dayton (1995) furent un parangon de stabilité ? Tout en reconnaissant l’existence d’un État central, ils entérinèrent la partition du pays en deux entités politiques autonomes : la République serbe de Bosnie (RS, à majorité serbe) et la Fédération de Bosnie-et-Herzégovine (à majorité bosniaque et croate). Reposant sur un modèle consociatif (présidence collégiale tournante, cantonisation de la Fédération de Bosnie-et-Herzégovine…), l’accord de paix rendit de facto difficile la gouvernabilité du pays. Fondamentalement, quand les intérêts vitaux d’un des peuples constituants (Serbes, Bosniaques, Croates) sont menacés, leurs représentants font valoir un droit de veto : une norme juridique qui offre une rente de situation aux ethnocrates. Indispensables pour mettre fin à la guerre civile (1992-1995), les institutions daytoniennes, censées s’éteindre après la normalisation du fonctionnement du pays, font partie du problème bosnien : la chose est depuis longtemps entendue.

Milorad Dodik : la tentation séparatiste

Institutionnalisée par la régulation internationale, cette paralysie politique s’est muée en crise politique lorsqu’en décembre 2021 le membre serbe de la présidence de la Bosnie-Herzégovine, Milorad Dodik, engagea auprès du parlement de la RS un processus de retrait de trois institutions cruciales communes à l’État central : la défense, la justice, la fiscalité. Soutenu par Moscou dont les relations avec la RS ne sont pas sans rappeler mutatis mutandis celles entretenues avec les républiques sécessionnistes géorgiennes d’Ossétie du Sud-Alanie et d’Abkhazie, le coprésident bosnien fut concomitamment sanctionné par Washington, contraint de repousser la mise en application de son programme, en choisissant, par exemple, une procédure à rallonge pour l’adoption d’un projet séparatiste sur la justice. In fine le transfert vers la RS de compétences centrales conduirait à l’annulation de l’accord de paix. Bigre ! La Bosnie-Herzégovine n’en est toutefois pas là, forte d’une architecture de sécurité garantie par l’armée bosnienne, l’OTAN mais surtout la force opérationnelle Althea de l’Union européenne (EUFOR) dont le mandat a été reconduit en novembre 2021 au prix toutefois d’un compromis fort douteux (la non prise en compte du dernier rapport du Haut représentant international) avec deux membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies : la Russie et la Chine.

Une armée serbe ou la résurgence d’un temps dépassé

Au-delà de déclarations qui cinglent comme un piétinement de l’unité, de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de l’État bosnien, processus que la communauté internationale ne pourra jamais se résoudre à valider (sauf à créer un précédent qui pourrait séduire les nationalistes croates de l’Herzégovine, soucieux d’une annexion par Zagreb), ce qui fit surtout grand bruit dans le propos de Dodik fut le projet de doter la RS d’une armée. Dans la mémoire collective bosniaque, cet énoncé – performatif – ressuscite l’Armée de la République serbe de Bosnie-Herzégovine dont le commandement (1992-1996) échut au général Ratko Mladić, ravive la peur de l’Autre (l’ennemi serbe) et génère une demande protectionnelle (« UE : ne nous abandonnez pas comme en 92 » pouvait-on lire sur les calicots brandis début 2022 à Bruxelles par la diaspora bosniaque). Pour ce qui est de la seule Srebrenica dont le massacre – en juillet 1995, de 8372 civils Bosniaques par l’Armée de la République serbe de Bosnie-Herzégovine – fut qualifié par la justice internationale de génocide, ce sont aujourd’hui près de 1000 cadavres qui restent introuvables ou non identifiés. Pour le peuple bosniaque (50,1 % de la population de la Bosnie-Herzégovine lors du dernier recensement de 2013) comme pour les démocrates bosniens de toutes appartenances nationales, réactiver l’imaginaire du nettoyage ethnique des années 1990 ne saurait s’assimiler à autre chose qu’une provocation. Pour une partie de l’opposition politique bosno-serbe, la rhétorique autonomiste, pour ne pas dire indépendantiste, de Dodik doit d’abord être considérée comme l’opportunisme politique d’un dirigeant électoralement en danger après les municipales de 2020 qui virent les grands partis nationalistes (serbe, bosniaque, croate) perdre les principales villes du pays au profit de mouvements modérés : dans des territoires à forte charge mémorielle, jouer sur des facteurs de désunion peut en effet garantir le maintien au pouvoir.

Pour une identité bosnienne au-delà des partis politiques

Si, selon certains politistes, le processus d’escalade auquel nous convie Dodik n’est pas assis, contrairement aux années 1990, sur de fortes passions populaires (entendre : un conflit ouvert de haute intensité est plus qu’improbable), il n’en reste pas moins que certains symboles révèlent explicitement la défiance des élites politiques serbes à l’égard de l’État bosnien. En leur qualité de marqueurs ethniques, des toponymes ont été rebaptisés : Foča est devenu « Srbinje » (« le lieu des Serbes », dénomination finalement invalidée par la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine en 2004), Bosanski Brod a été renommé Brod. Sur les bâtiments officiels en RS, le drapeau de la Bosnie-Herzégovine n’est par ailleurs jamais visible. Quant au terme de génocide, il est récusé par ces mêmes élites pour qualifier les massacres perpétrés à Srebrenica. Il reste que l’édition 2022 de la marche commémorant ce génocide (Marš Mira : marche de la paix) a pu compter sur le soutien de nombreux Serbes. Frileux à l’idée d’apparaître comme traîtres à la cause nationale en marchant aux côtés des Bosniaques (dans les sociétés post-yougoslaves, la communauté ethnique reste un trait identificatoire insigne), ils n’en ont pas moins apporté à l’évènement un support logistique, certes, mais surtout moral tout à fait essentiel au partage des mémoires nationales. Gageons que cette politique des petits pas l’emporte, à terme, sur la rhétorique politicienne de la division…