France
This article was added by the user . TheWorldNews is not responsible for the content of the platform.

15 juin 1973 : aux racines de la crise à Mayotte

Faisons un petit essai de simulation historique : une puissance étrangère parvient à occuper la France. Désastre national, sang et larmes. Alors, ladite puissance impose sa loi et choisit la province qui va le plus dans le sens de ses intérêts. Elle l’accapare, la colonise. Puis se sépare du reste du pays, le laisse à l’abandon.

Cette puissance agira évidemment pour son propre bénéfice, pas forcément et, sans doute, même pas du tout pour celui du peuple français. En plus du désastre national, la France subit une blessure inguérissable. Impossible, dira-t-on, elle est une grande puissance, personne ne se permettrait de lui arracher un morceau de sa chair.

Ainsi, les « bons » sont devenus des Mahorais et les « mauvais », désormais seuls appelés Comoriens

Et pourquoi donc ce qui est inimaginable pour notre pays deviendrait-il naturel pour un petit archipel de l’océan Indien ? « Comores : groupe d’îles d’Afrique (…). Les quatre grandes îles qu’il comprend sont Mayotte, Anjouan, Mohéli et la Grande Comore. »

Ainsi s’exprime Pierre Larousse, auteur du « Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle » (1877). Son lointain héritier, le « Nouveau Petit Larousse illustré », édition 1951, retenait la même définition. Et il n’est pas un seul livre de l’époque coloniale qui ait prétendu le contraire. Oui, on a bien lu : les Comores constituent un ensemble géographique ancien. Ajoutons : uni par l’appartenance ethnique, l’histoire et la religion (l’islam). Et, d’ailleurs, les Français le considérèrent comme tel jusqu’à la décolonisation.

Mais, ce terme arrivé, la France a sciemment scindé l’archipel. Faut-il donc que l’Homo occidentalis se considère encore comme maître du monde, tel il fut « au joli temps des colonies », pour changer d’un trait de plume et la géographie et le vocabulaire.

Ainsi, les « bons » sont-ils devenus des Mahorais (de Mayotte, ceux qui ont la chance d’habiter un département français) et les « mauvais », désormais seuls appelés Comoriens, les habitants des autres îles, qui ont le culot de risquer leur vie pour échapper à la misère, qui viennent « pondre leurs rejetons » par milliers sur « nos terres ». Désolé, mesdames et messieurs les politiciens et les journalistes suivistes, les Mahorais sont d’abord des Comoriens.

Lorsque la grande vague indépendantiste atteignit l’archipel des Comores – donc, indissociablement, les quatre îles –, le Mouvement de libération des Comores et le gouvernement français acceptèrent, dans une déclaration commune en date du 15 juin 1973, que la population soit consultée sur le statut de l’archipel.

Pour le droit international, Mayotte est une île comorienne, c’est une affaire entendue

La même année, l‘Assemblée générale de l’ONU entérina ce processus en précisant, sans ambiguïté aucune, que l’indépendance à terme préserverait « l’unité et l’intégrité territoriale de l’archipel des Comores » (résolution 3 161, 14 décembre 1973). Intégrité rappelée l’année suivante (résolution 3 291, 13 décembre 1974).

Le 12 novembre 1975, la même Assemblée générale, « ayant examiné la demande d’admission des Comores ; réaffirmant la nécessité de respecter l’unité et l’intégrité territoriales de l’archipel des Comores, composé des îles d’Anjouan, de la Grande Comore, de Mayotte et de Mohéli (…), décide d’admettre les Comores à l’Organisation des Nations unies » (résolution 3 385).

Seul le veto français empêcha le Conseil de sécurité, le 6 février 1976, de faire de même. Puis, à 18 reprises, de 1976 à 1994. Pour le droit international, Mayotte est donc une île comorienne, c’est une affaire entendue. Les habitants de toutes les îles furent donc invités à participer à un référendum. Le 22 décembre 1974, ils se prononcèrent, comme attendu, pour l’indépendance, proclamée le 6 juillet 1975.

Que pouvaient faire les gouvernants français ? Dans un premier temps, le réalisme sembla l’emporter. À ce moment, nul n’évoqua un projet de division ultérieure du territoire comorien, sans doute sans enthousiasme, mais peu importe.

Peut-on imaginer voix plus officielle que celle de Valéry Giscard d’Estaing, nouvellement élu président de la République ? Le 24 octobre 1974, au cours d’une conférence de presse, il fut le premier à reconnaître qu’« une population homogène » peuplait les quatre îles. « Était-il raisonnable d’imaginer qu’une partie de l’archipel devienne indépendante et qu’une île, quelle que soit la sympathie qu’on puisse éprouver pour ses habitants, conserve un statut différent ? (…) Les Comores sont une unité, ont toujours été une unité. Il est naturel que leur sort soit un sort commun, même si en effet certains d’entre eux pouvaient souhaiter (…) que nous ne puissions pas, ne devions pas en tirer les conséquences, même si certains pouvaient souhaiter une autre solution ? Nous n’avons pas, à l’occasion de l’indépendance d’un territoire, à proposer de briser l’unité de ce qui a toujours été l’unique archipel des Comores. »

Au cœur de l’océan Indien, un lieu de passage majeur des grandes voies de navigation, en direction ou venant de la mer Rouge et du canal de Suez

Le 9 juillet 1975, trois jours après la proclamation de l’indépendance des Comores, le porte-parole du gouvernement, André Rossi, sembla confirmer cette position officielle : « Le gouvernement se déclare disposé à entamer avec les nouvelles autorités les pourparlers concernant les transferts de responsabilités. S’agissant de l’île de Mayotte, le gouvernement tiendra compte de la volonté ainsi manifestée. »

Ce furent les dernières paroles sensées d’un officiel français. Le mot « Françafrique » est passé dans le langage courant : une indépendance réelle confisquée par des manœuvres de cabinets, des achats de politiciens africains, etc.

La situation est comparable, s’agissant de Mayotte. Que valaient les promesses d’un président et d’un ministre français face à la place de la France dans l’échiquier régional ? Car les Comores sont, au cœur de l’océan Indien, un lieu de passage majeur des grandes voies de navigation, en direction ou venant de la mer Rouge et du canal de Suez. Ce qui aurait pu assurer la prospérité de l’archipel fut la cause de son malheur.

Que pouvait bien peser l’unité du peuple comorien, que pouvaient bien valoir les promesses giscardiennes face à la « mission de la France dans le monde » ?

Il fallait en cet endroit planter un morceau de France, et pas n’importe lequel : une présence militaire. Dès 1975, la base de la Légion étrangère, auparavant dans la Grande Comore, fut transférée à Mayotte, ce qui peut a posteriori prouver la préméditation. En 1976 y fut installée une base navale de grande dimension, qualifiée plus tard par le ministère de la Défense nationale de « point d’appui principal du théâtre » de l’océan Indien « pour assurer la surveillance des zones économiques exclusives associées à l’ensemble des îles de la zone de responsabilité, contribuer à la lutte contre l’émergence de nouvelles menaces liées aux trafics et conserver une capacité régionale d’intervention rapide ». Tous les discours hypocrites d’aujourd’hui ne pourront masquer cette vérité : ce n’est en rien par « solidarité française » avec les Mahorais que notre drapeau flotte toujours sur l’île, c’est pour de solides intérêts géostratégiques.

Que pouvait bien peser l’unité du peuple comorien, que pouvaient bien valoir les promesses giscardiennes face à la « mission de la France dans le monde » ? Mayotte devait rester française, elle le resta. Un référendum – première entorse au droit international – fut organisé sur cette seule île en février 1976. Financés par les services français, ses notables, restés très francophiles, jouèrent la carte du maintien du niveau de vie.

Chantage à la baisse  du « pouvoir d’achat », affrontements, intimidations et même expulsions des Comoriens partisans de l’unité de l’archipel

La campagne se déroula dans de drôles de conditions : chantage à la baisse dramatique du « pouvoir d’achat », affrontements, intimidations et même expulsions des Comoriens partisans de l’unité de l’archipel. Le résultat : Mayotte vota, comme attendu, en faveur du maintien dans l’aire française.

Le bulletin portait la formule : « Je souhaite que Mayotte reste au sein de la République française. » Près de 80 % des Mahorais étaient alors analphabètes, donc ignoraient le français, ne savaient pas situer la métropole sur une carte du monde, faisait remarquer un journaliste du « Monde » à la veille du scrutin.

Le couronnement du coup de force – Mayotte faisant toujours partie de l’Union des Comores, selon le droit international, on l’a vu – fut la transformation de la collectivité (« territoriale » en 1976, puis « départementale d’outre-mer » en 2001) en département, en 2009, dans l’indifférence générale de l’opinion métropolitaine, totalement sous-informée.

Pour le référendum organisé le 29 mars, il n’y eut pas de véritable campagne, seuls les partisans du oui s’exprimant à visage découvert. Avec cet argument majeur : regardez la misère abyssale, aux Comores, à quelques kilomètres de vos côtes.

Les rares responsables politiques venus de métropole pour tenter de soutenir le non, tels deux parlementaires communistes, furent traités sans ménagement. Le résultat ne faisait aucun doute : le 29 mars, il y eut 95,2 % de oui, avec une participation honorable, 61,02 %. Une partie de la presse se réjouit.

Le président Sarkozy, digne héritier en ce domaine de Chirac et de Giscard, s’enthousiasma : « C’est un moment historique pour Mayotte et pour les Mahorais ! C’est un rêve porté par plusieurs générations qui se réalise. » Le processus sera totalement achevé par l’accès définitif au statut de département français – le 101e –, le 31 mars 2011.

A Mayotte, le PIB par habitant est neuf fois supérieur à celui des autres îles des Comores

Mais une décision, fût-elle prise avec l’appui de la force, ne peut nier des liens familiaux, amicaux, économiques, tissés depuis des siècles. Par ailleurs, la différence des niveaux de vie produit un effet d’aspiration. Malgré les 84 % qui vivent en dessous du seuil de pauvreté à Mayotte, le PIB par habitant est neuf fois supérieur à celui des autres îles des Comores.

L'Humatinale

Du lundi au vendredi, l’actu essentielle décryptée par la rédaction de l’Humanité.

Merci ! Nous vous avons envoyé un email de confirmation.

Aussi, depuis 1975, les mouvements migratoires n’ont jamais cessé sur les kwassa-kwassa, ces frêles embarcations de 6 à 9 mètres de long, surchargées, qui empruntent des voies de plus en plus dangereuses pour éviter les patrouilles.

Il y a ceux qui parviennent jusqu’à la côte, qui échappent à la police, parfois à la vindicte des Mahorais. Mais il y a aussi, honte pour la France, les milliers de pauvres hères qui périssent en mer. « Les 70 kilomètres qui séparent les deux îles sont devenus l’un des principaux cimetières marins de la planète. » (1)

Le résultat est là, cruel. Les Mahorais dénoncent désormais les autres Comoriens, tentant de préserver leurs « privilèges », appelant étrangers ceux qui sont du même peuple, souvent leurs propres cousins, s’effrayant (à juste titre) de la criminalité qui galope.

Terrible monde qui voit se concurrencer aujourd’hui, s’affronter demain et, qui sait, s’entretuer plus tard, les pauvres et les pauvrissimes. En 1903, le grand caricaturiste anarchiste Grandjouan légenda un de ses dessins dans « l’Assiette au beurre » : « Coloniser, c’est lancer deux misères l’une contre l’autre. » Dure démonstration dans cet archipel, cent vingt ans plus tard. Le « colonialisme à la papa » a encore infesté bien des cerveaux parmi nos gouvernants.

Et tout cela sous l’œil des politiciens qui, tous gouvernements confondus depuis 1975, dont deux présidents « de gauche », ont organisé, dans le pire des cas, laissé croître, dans le « meilleur », cette catastrophe.