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A Damas, «assurer notre pain quotidien est devenu une épreuve et une humiliation»

Rana (1) a le cœur serré et la larme à l’œil tous les matins, de devoir réveiller ses trois enfants avant 6 heures pour aller à l’école primaire. «Les sortir du lit dans le noir et le froid est un vrai supplice pour eux comme pour moi», soupire la mère de famille. Il fait encore nuit dehors. La maison n’est pas éclairée, puisque l’électricité est coupée. Et avec le peu de mazout restant, la trentenaire n’allume le poêle que deux heures en soirée, quand la température tombe jusqu’à 3°C en cette saison. «Je suis bien obligée de les lever plus tôt, le temps qu’ils se débarbouillent à l’eau froide, mettent les trois couches de vêtements nécessaires pour tenir le coup dans les classes non chauffées et boire un thé au lait.» Tout cela à la lueur d’une lampe de poche, avant de faire le trajet d’une demi-heure à pied, faute de transport scolaire pour arriver à l’école pour 8 heures.

La pénible routine de la jeune mère de famille du quartier modeste de Barzeh, dans le nord de Damas, concentre les difficultés quotidiennes de la plupart des habitants de la capitale syrienne depuis le début de l’hiver. Les conséquences des coupures d’électricité jusqu’à vingt-deux heures par jour, des pénuries de carburant et de fioul frôlant la rupture totale et des hausses de prix devenues vertigineuses ces dernières semaines, bouleversent toutes les activités dans le pays et éreintent la vie des gens. Des usines sont à l’arrêt, des universités ont annulé des trimestres entiers de cours, des magasins ne sont plus approvisionnés en denrées essentielles provenant de zones situées à seulement quelques dizaines de kilomètres.

«Assurer notre pain quotidien est devenu une épreuve et une humiliation», se désole Abou Firas, qui fait la queue depuis plus d’une heure devant sa boulangerie habituelle. «Hier déjà, j’ai dû attendre deux heures et subir les bousculades et les disputes pour le tour dans la file avant qu’on nous annonce finalement un arrêt de la vente parce que le four électrique n’était plus alimenté», raconte le quinquagénaire, chef d’une famille de six personnes. Le nombre de Syriens souffrant de «la faim a atteint un niveau inégalé après douze ans de guerre civile», a indiqué vendredi le Programme alimentaire mondial (PAM) de l’ONU. «Douze millions de personnes ne savent pas comment elles se procureront leur prochain repas», a ajouté le PAM.

«Culture du graissage de pattes»

«Auparavant, l’essence était très chère mais disponible, aujourd’hui il n’y en a plus du tout, même si on a les moyens de payer», observe le propriétaire d’un supermarché en rupture de stock, qui a déjà répercuté la hausse du prix du carburant sur les produits qu’il vend. Le trajet en minibus coûte 10 000 livres syriennes (environ 1,50 euro) par voyageur, soit 10 % du salaire moyen, obligeant les habitants à se rendre au travail ou à leurs rendez-vous à pied. Principal fournisseur de la Syrie en hydrocarbures, l’Iran, grand allié de Damas, a interrompu ou réduit ses livraisons. «On ne comprend pas vraiment pourquoi», soupire Mounir, universitaire à la retraite. «Ce pourrait être pour exiger le remboursement partiel de dettes accumulées depuis des années. Ou alors pour exercer une pression politique sur le pouvoir. Ou les deux», suppose le sexagénaire.

La rupture des sources d’énergie est en tout cas symptomatique de l’état de délabrement de la gouvernance du pays. Elle paralyse la capitale d’un régime syrien sorti «gagnant» de douze ans de guerre civile. Des affiches géantes de Bachar al-Assad à tous les coins de rue saluent d’ailleurs le «héros», lui jurant «fidélité». Car malgré l’effondrement économique du pays, le régime parvient à entretenir les forces et le système qui le protègent grâce aux ressources du trafic de drogue et par une corruption généralisée.

«Une véritable culture du graissage de pattes est désormais installée dans l’administration et dans tous les services publics ou privés», affirme Lama, enseignante. Ce n’est pas nouveau certes, mais c’est fait maintenant de façon systématique et flagrante. «Pour la moindre formalité dans un ministère ou une mairie, on glisse un petit billet de 2 000 livres [0,30 centime d’euro] au fonctionnaire, qui le met automatiquement dans son tiroir ouvert, dédié, raconte la quadragénaire. Tout le monde considère cela normal. Et il y a une sorte de consensus, comme si l’Etat comptait sur les citoyens pour améliorer le sort de ses fonctionnaires aux salaires de misère.»

Gros requins de la corruption

A la petite corruption au quotidien s’ajoutent toutes sortes de pots-de-vin, détournements, droits de passage ou rackets pratiqués du plus bas au plus haut niveau de l’Etat et de la société. Les différents services de sécurité sont particulièrement rompus aux méthodes les plus perverses. Cela commence par les hommes qui tiennent les derniers check-points à l’intérieur de Damas et prélèvent en nature ou espèces leur part sur les marchandises ou les simples achats transportés dans les voitures. Quant aux forces de répression ou aux gardiens de prison, ils saignent les familles des détenus en leur soutirant régulièrement des sommes importantes pour leur donner des nouvelles de leurs fils, leur faire parvenir de la nourriture ou des effets personnels, et même leur épargner des séances de torture.

Mais les plus gros requins de la corruption gravitent dans les cercles proches du clan Al-Assad. Seigneurs de guerre ou nouveaux hommes de paille, ils ont accumulé des fortunes dans les trafics, contrebande, détournements de l’aide internationale ou commissions pour des contrats de l’Etat. A Damas, l’étalage de richesses de cette classe hors catégorie est manifeste dans les soirées festives et mariages dignes de la jet-set internationale, organisés dans les hôtels quatre étoiles de la capitale dont les photos sont postées sans pudeur sur Instagram. Les cafés branchés et restaurants luxueux pratiquant des prix de niveau européen sont éclairés en permanence. Car la fourniture d’électricité publique varie selon les quartiers. Les plus cossus, comme Mazzeh ou Abou Roummaneh, sont alimentés jusqu’à huit heures par jour tandis que des générateurs privés prennent le relais dans les restaurants et centres commerciaux.

«Tous les Damascènes ne sont pas logés à la même enseigne. Loin de là !» observe Lama. Des inégalités criantes séparent une minorité aisée de la majorité paupérisée de la population. Parmi les plus aisés, de nombreux expatriés dans les pays du Golfe ont gardé un pied et une partie de la famille à Damas. Eux aussi ont les moyens de se procurer tout ce dont les autres sont privés : essence, électricité, produits importés. «Avec l’argent, tout peut s’arranger», conclut l’enseignante damascène.

(1) Par sécurité, tous les prénoms ont été modifiés.