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Annie Ernaux au cinéma, pas si simple

Temps de lecture: 5 min

Tellement de livres et si peu d'adaptations. Le travail d'Annie Ernaux est-il si impressionnant que les cinéastes préfèrent se tenir à bonne distance? Ou peut-être y a-t-il dans leurs tiroirs mille scénarios inaboutis, inachevés, abandonnés parce que supposément pas à la hauteur de l'œuvre de l'autrice française?

Avant même que le Prix Nobel de littérature lui soit attribué, une vague Ernaux avait cependant commencé à déferler sur le septième art. Avec les sorties de Passion simple et L'Événement lors du second semestre 2021, c'est comme si quelque chose s'était enfin débloqué. La fraîche nobellisation de l'écrivaine pourrait donner envie à d'autres de porter son œuvre à l'écran.

Mais attention: adapter Annie Ernaux n'est pas donné à tout le monde. Ses livres souvent courts, épurés, sont d'une simplicité trompeuse, et parvenir à leur donner une épaisseur cinématographique sans les trahir relève de l'exploit. Mais il faut avouer que les rares adaptations qui ont vu le jour ont plutôt bien –voire très bien– relevé ce défi.

«L'Autre», de Patrick-Mario Bernard et Pierre Trividic

Faut-il présenter Dominique Blanc? Cette comédienne d'envergure, souvent acclamée par la profession (quatre César entre 1991 et 2001, tout de même), n'est pas exactement une actrice populaire. Même la coupe Volpi (nom donné aux prix d'interprétations décernés au Festival de Venise) reçue en 2008 pour L'Autre n'a guère fait de bruit.

Il faut dire que le film de Patrick-Mario Bernard et Pierre Trividic (cinéastes à qui on doit également L'Angle mort, excellente variation sur le thème de l'homme invisible) est un objet inconfortable, très expérimental, qui n'a pas dépassé les 100.000 entrées lors de sa sortie dans les salles françaises.

C'est pourtant une œuvre à découvrir. Ou à redécouvrir. L'Autre s'inspire de L'Occupation, d'Annie Ernaux –récemment interprété sur scène par Romane Bohringer– qui raconte une rupture et ses conséquences, lorsque passer à autre chose semble relever de l'impossible. Quittée par son amant pour une autre femme, l'héroïne s'enfonce dans une quête obsessionnelle, à la recherche de cette Autre dont elle ne sait rien.

Cette obsession, les deux réalisateurs la poussent jusqu'à son paroxysme, cassant les lignes narratives et signant un film qui ressemble parfois à une œuvre d'art contemporain. Au cœur d'une ville froide et géométrique, le personnage de Dominique Blanc avance comme un robot, rempli de malheur et avide de destruction. Une œuvre saisissante, souvent déstabilisante, qui transforme la prose d'Annie Ernaux avec intelligence.

«Passion simple», de Danielle Arbid

Révélée par Jeune femme, prodigieuse chronique qui a valu à Léonor Serraille la Caméra d'Or au Festival de Cannes 2017, Lætitia Dosch est peut-être l'actrice la plus intéressante de notre époque. Son aptitude à faire varier les émotions, à passer du rire aux larmes dans le même plan, est absolument exceptionnelle. À elle seule, Lætitia Dosch est capable de donner à un film sa couleur. Et Danielle Arbid ne s'y est pas trompée.

La réalisatrice française d'origine libanaise, à qui l'on doit les superbes Un homme perdu et Peur de rien, adapte ici l'un des livres les plus célèbres d'Annie Ernaux. Passion simple raconte la relation qui a uni l'autrice à un homme marié, vivant à l'étranger, et fait rimer passion et obsession. Les lieux, l'attente, l'absence, le désir fou: quand Ernaux écrit sur ces thèmes, c'est comme si elle était la première à le faire, tant ses descriptions sont précises, sans filtre, entre auto-analyse permanente et abandon de soi. Et tout cela en si peu de mots.

Toute l'essence du livre est présente dans le film de Danielle Arbid. L'émotion de Lætitia Dosch, toujours à fleur de peau, est contagieuse; son désir pour cet homme, incarné par l'acteur ukrainien Sergueï Polounine, l'est aussi. Depuis quand n'avait-on pas aussi bien filmé le sexe et les corps? On peine à le dire. Mais Passion simple est aussi un film sur l'emprise, celle exercée par homme qui n'utilise une femme que pour assouvir ses propres désirs, et qui se pose beaucoup moins de questions qu'elle.

Comme Annie Ernaux, Danielle Arbid raconte également l'écriture, la façon dont son héroïne pose le regard sur cet homme et sur leur passion, et décide de transformer cela en mots. Passion simple est aussi un livre, et donc un film, sur l'écriture. Comment consigner les événements, les sensations? Comment faire pour ne pas passer à côté de l'essentiel, pour ne pas le laisser s'évaporer? Cette adaptation fidèle –ce qui ne l'empêche nullement d'avoir de l'âme– offre des réponses captivantes.

«L'Événement», d'Audrey Diwan

En 2021, Audrey Diwan a remporté le Lion d'or au Festival de Venise. Une récompense prestigieuse pour un film important. Adapté du livre du même nom, publié par Annie Ernaux en 2000, L'Événement raconte l'histoire d'une grossesse à interrompre. Celle d'Anne (l'incroyable Anamaria Vartolomei, césarisée pour le rôle), étudiante en lettres promise à un bel avenir, qui en cette année 1963 découvre à son grand désarroi qu'elle est enceinte.

À cette époque, l'IVG est encore illégale en France –la loi Veil date en effet de 1975. Déterminée à ne pas voir sa vie gâchée par une maternité dont elle ne veut pas –en tout cas pas à ce stade de sa vie–, Anne entame alors un parcours de combattante pour tenter d'accéder à l'avortement, sachant que toute personne qui lui prêterait main forte risque une peine d'emprisonnement.

Cette histoire est universelle: elle pourrait se dérouler dans d'autres pays, en d'autres époques, y compris la nôtre. Elle pourrait aussi prendre place dans la France de demain, certaines forces politiques de mieux en mieux installées étant farouchement opposées à l'IVG. Mais c'est également sa propre histoire qu'Annie Ernaux raconte dans L'Événement, s'appuyant sur ses journaux intimes de l'époque pour reconstituer son vécu d'alors.

Le film d'Audrey Diwan est un peu l'anti 4 mois, 3 semaines, 2 jours, sordide Palme d'or du Roumain Cristian Mungiu, qui utilisait l'avortement clandestin à des fins de suspense, filmant certains épisodes de façon proprement obscène. Voilà au contraire une œuvre privilégiant l'ellipse sans pour autant détourner les yeux, afin de mettre avant tout en valeur l'obstination nécessaire pour mener à bien ce projet. Chaque grossesse non désirée étant une prison, L'Événement est un film d'évasion.

Le film qui n'existe pas: «Regarde les lumières mon amour»

Du côté de la fiction, L'Autre, Passion simple et L'Événement sont les trois seules adaptations officielles d'écrits d'Annie Ernaux. Le documentaire est aussi passé par là, avec J'ai aimé vivre là, documentaire de Régis Sauder dédié à la ville de Cergy, dans laquelle l'écrivaine vit depuis un demi-siècle. À la faveur d'une rencontre fortuite, Sauder finit par s'appuyer sur ce qu'a écrit Ernaux sur sa ville pour composer un portrait d'une vraie force.

Encore visible dans quelques salles (il est sorti début septembre) et disponible sur le site d'Arte jusqu'au 31 octobre, Les années Super-8 est quant à lui constitué d'archives tournées en Super-8 par Annie Ernaux et sa famille entre 1972 et 1981. Aidée par son fils David Ernaux-Briot, l'autrice met un peu d'ordre dans ces images muettes, qu'elle commente pour raconter à la fois son monde et le monde.

De quel côté pencherait Regarde les lumières mon amour s'il était adapté au cinéma? Ce court journal de bord dédié aux hypermarchés, lieux qui ne sont jamais assez filmés, pourrait faire un film formidable. On y verrait Annie Ernaux –ou son double fictionnel– arpenter les rayons, observer les flux de clientes et de clients, scruter les files d'attente, les espaces détente, ceux promotionnels dédiés à la Foire aux vins. Une longue déambulation propice à l'analyse sociologique, à la rêverie et aux digressions. Dans le rôle principal, Marina Foïs. Et personne d'autre.

Tant de livres d'Annie Ernaux, de La femme gelée aux Années, attendent d'être adaptés, de trouver la réalisatrice (le réalisateur?) qui saura leur donner corps et prolonger à l'écran l'autosociobiographie, ce genre littéraire dont certain·es affirment qu'elle est la créatrice.