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Le géant de l’informatique et de la cybersécurité Atos est sur le point d’être vendu au milliardaire Daniel Kretinsky. Entre scission, conflit d’intérêts supposé, souveraineté et sécurité nationale, l’histoire, passée sous les radars médiatiques cet été, est sur le point de virer au scandale d’État.
L’un des derniers fleurons français va-t-il passer sous pavillon tchèque ? Le groupe Atos, 110 000 employés, 11 Md € de chiffre d’affaires, est le leader international de la transformation digitale, des super calculateurs (ordinateurs permettant de simuler des essais nucléaires), de cybersécurité, de big data, de gestion de données sensibles (dans le civil, le secteur militaire). Depuis 2021, ce bijou français connaît des difficultés financières importantes, affichant des pertes astronomiques : 3 Md en 2021, 1 Md en 2022, et déjà 600 millions au premier semestre 2023, faisant chuter au passage le cours de l’action de 50 % en 3 jours, pour tomber en dessous de 7 €.
Comment en est-on arrivé là ?
Atos est née en 1997 de la fusion de plusieurs sociétés de services informatiques. En 2008, Thierry Breton, ancien ministre de l’économie, prend la présidence de la société, jusqu’en 2019, où il est nommé commissaire européen au marché intérieur. Il est perçu à ce moment-là comme sauveur de grosses entreprises comme Thomson, ou France Telecom. Sous son impulsion, Atos acquiert de nombreuses sociétés lui donnant une compétence globale. On lui reproche toutefois d’accepter des contrats non indexés sur l’inflation. « Quand, en 2017, l’inflation est autour de 0,6 %, ça passait. Ensuite, l’entreprise a perdu beaucoup d’argent » explique Marc (*), le fondateur de l’UDAAC (association des actionnaires de Atos constructifs), un groupement d’actionnaires tentant d’annuler la vente. Pour lui, Thierry Breton a mal préparé sa succession.
Bertrand Meunier, arrivé comme administrateur chez Atos en 2008, en devient le président en 2019. Franco-britannique, ce polytechnicien fait carrière dans la finance, qui semble guider ses objectifs. À l’été 2022, sur les conseils du cabinet Mc Kinsey, il décide de scinder en deux l’activité d’Atos. D’un côté, la création de Tech Foundations (TFCo) regroupe les activités historiques et vieillissantes d’infogérance. De l’autre, la création d’Eviden conserve les nouveaux métiers rentables de la cybersécurité, des supercalculateurs, le big data, le quantique. « Un non-sens total, déclare Marc, leurs activités sont complètement interdépendantes. Si on enlève TFCo d’Eviden, on fait perdre 40 % d’activité à Eviden. Ça pose aussi des problèmes de sécurité à un an des Jeux Olympiques : toutes les connexions informatiques de l’événement sont gérées par Atos. Que se passe-t-il si Atos fait faillite avant ? »
En parallèle, la sphère militaro-industrielle s’inquiète. Dans une note adressée à l’État-major particulier de l’Élysée, Daniel Verwaerde, l’ancien directeur de Commissariat à l’énergie atomique (CEA) alerte sur les risques d’un démantèlement fatal à Atos et appelle à une solution « préservant l’intégrité de l’entreprise assurant son développement à moyen terme. »
Kretinsky, seul repreneur ?
Plusieurs repreneurs se sont manifestés. Thalès, le géant français de l’électronique de défense, est intéressé par la partie Big Data & Sécurité d’Eviden. Airbus aurait discuté pour prendre 29,9 % d’Eviden. La société One Point, spécialiste de la transformation numérique, aurait proposé 4,2 Md€ pour Eviden. Le français Astek, autre acteur de la transformation numérique, serait entré en discussion, mais sans offre formelle, là aussi pour la partie Eviden. Ils ont tous reçu une fin de non-recevoir. Et TFCo ne semble intéresser personne.
C’est là que Daniel Kretinsky, bien introduit à l’Élysée, entre en jeu. Le milliardaire tchèque construit sa fortune (estimée à 8,6 Md€) dans l’énergie en rachetant des mines de charbon. Il arrive sur le marché en France en 2018 par l’acquisition de titres de presse du groupe Lagardère (Elle, Télé 7 jours, Ici Paris, l’hebdomadaire Marianne, etc.). Il possède la Fnac-Darty et des parts dans la chaîne Métro. Et il est aussi en passe de devenir propriétaire du groupe d’édition Editis et du groupe de grande distribution Casino. Son fonds d’investissement, EP Equity Investment (EPEI), s’est posté en première ligne pour des négociations exclusives avec Atos, avec l’appui de la Banque Rothschild. Le deal porte sur la reprise à 100 % de TFCo et la prise de 7,5 % du capital d’Eviden, faisant de lui son actionnaire principal.
Des conditions financières opaques
Une opacité totale règne sur les conditions financières de l’accord, ce que reproche Marc, de l’UDAAC : « On nous fait croire que TFCo va être vendu mais, en réalité, il s’agit d’une vente à prix négatif. Kretinsky débourserait 100 millions €, ce qui est dérisoire, mais Atos lui donnerait 900 millions €. Nous avons demandé à être reçus pour comprendre mais Bertrand Meunier refuse. »
À cela, viennent s’ajouter des arrangements financiers avec la direction actuelle auxquels s’intéresse le parquet national financier. Nourdine Bihmane, DG de TFCo toucherait 25 millions € d’ici à 2029 si l’opération est un succès. Selon Marc, de tels agissements sont courants pour fidéliser les cadres. Mais le montant des sommes interroge. Diane Galbe, l’actuelle directrice de la stratégie chez Atos, empocherait 15 millions €, « or, elle n’est là que depuis un an, donc elle n’apporte rien au sujet. Son seul crédit est qu’elle s’entend bien avec Bertrand Meunier, au contraire de M. Bihmane, et là, on risque le conflit d’intérêts. »
LR s’insurge
Le démantèlement de Atos fait réagir aussi les politiques et particulièrement Les Républicains. « On pleure tous les jours sur la souveraineté nationale et on laisse démembrer Atos sans intervenir, d’autant que l’État a investi énormément d’argent dans les programmes de Atos » proteste Olivier Marleix, président du groupe LR à l’Assemblée nationale, après la parution d’une tribune de 80 députés LR dans le Figaro cet été. Le député d’Eure-et-Loir fustige un problème de gouvernance de Atos « de notoriété publique » et propose de nationaliser le groupe français, le temps de trouver une solution viable, « d’autant qu’il n’y a aucune échéance bancaire ». Il prévoit d’en parler, ce mardi après-midi, lors de la prochaine séance des questions au gouvernement.
L’UDAAC tente de réunir un maximum d’actionnaires pour porter leur voix : « On espère réunir 6-7 % du capital pour poser une résolution contraignante lors de la prochaine assemblée en novembre. On va saisir l’autorité des marchés financiers, et s’il faut, on portera l’action en justice. »
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(*) Il n’a pas souhaité donner son nom de famille.