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Au Théâtre de l’Odéon, l’« Oncle Vania », version crue, noire et cruelle signée Galin Stoev

Le metteur en scène bulgare inscrit la pièce de Tchekhov dans un présent légèrement dystopique qui résonne avec notre époque.

« Quoi de neuf ? − Rien. Le monde est vieux. » Lapidaire et ultralucide, le constat est à l’image de cet Oncle Vania que met en scène Galin Stoev au Théâtre de l’Odéon, à Paris. Le metteur en scène bulgare, installé en France depuis plusieurs années et actuellement directeur du Théâtre de la Cité de Toulouse, signe une version crue, noire et cruelle du chef-d’œuvre de Tchekhov. La pièce a été très souvent jouée ces dernières années − on en a vu notamment de belles versions par Eric Lacascade ou Julie Deliquet −, mais celle de Stoev dispose d’une vraie singularité.

Ce n’est pas juste « un Vania de plus », comme disent les gens de théâtre. C’est une version avec un point de vue fort et ultracontemporain : un Vania à l’os, qui vaut pour la connaissance intime qu’a Stoev du texte, qu’il lit dans sa langue originale, et pour sa manière de l’inscrire dans un présent/futur légèrement dystopique, sans jamais trahir son esprit. Autrement dit, ce n’est pas un Vania de la joliesse, mais celui d’une acuité sans faille sur les enjeux qui sous-tendent la pièce et qui résonnent aujourd’hui avec une force douloureuse.

Si Oncle Vania, dont Tchekhov a posé le point final en 1897, est aussi souvent jouée ces temps-ci, c’est d’abord parce qu’elle est la première pièce écologique de notre théâtre européen. Avec le docteur Astrov, l’auteur russe a créé un personnage attachant entre tous de militant pour l’environnement avant l’heure, qui offre de magnifiques plaidoyers pour la préservation de la nature, le rôle que jouent les forêts et les espèces animales dans nos vies. Pour une forme d’écologie humaine, qui inscrit l’homme dans son environnement au sens le plus spirituel du terme.

Excellents acteurs

L’autre ligne de force, qui résonne de manière saisissante avec notre époque, c’est l’analyse au scalpel que Tchekhov, qui était aussi médecin, mène sur les rapports entre générations. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il y avait déjà quelque chose de pourri dans la transmission, dans la Russie de la fin du XIXe siècle. Ce sont ces enjeux que Galin Stoev dessine sans trembler, avec ses excellents acteurs, qui les incarnent de manière on ne peut plus vivante et intense, tout au long d’une représentation portée par une forme de tension calme, mais jamais démentie.

La pièce saisit la vie des personnages au moment où Alexandre Sérébriakov, professeur et critique d’art qui vient d’être mis à la retraite, revient dans le domaine familial pour y finir ses jours. Il ne le fait pas de gaieté de cœur : pour lui, la campagne est un trou à rats. Mais sa retraite ne lui permet plus de vivre en ville. Le voilà donc qui débarque, en compagnie de sa jeune et belle épouse, Elena. Aussitôt, la vie tranquille et industrieuse qui se menait ici se détraque. Vania, le frère de l’ex-femme du professeur, et Astrov, le docteur, ami de Vania, partent en vrille, aimantés par la beauté d’Elena, qui a la saveur du luxe et de l’inutile, inexistants dans leur monde. Sonia, la fille que Sérébriakov a eue de ce premier mariage, se consume d’amour pour Astrov, qui ne la voit même pas, obnubilé par Elena.

Le drame se noue autour de Sérébriakov, cet homme qui voudrait cumuler les avantages de la vieillesse et ceux de la jeunesse, tandis que les deux quadragénaires, Vania et Astrov, ont le sentiment d’être déjà vieux sans avoir pu bénéficier des bienfaits de l’âge adulte, écrasés sous le joug du travail. Les jeunes femmes, elles, sont toutes deux privées de leur jeunesse, pour des raisons opposées : l’une parce que trop belle et condamnée à être une femme-objet, l’autre tenue pour quantité négligeable parce que pas assez belle au regard des critères définis par la société.

Jeunesse sacrifiée

Un vieillard aussi impotent qu’omnipotent, des adultes coincés dans une impasse, saisis par le sentiment du « trop tard », une jeunesse sacrifiée : autant dire que le diagnostic du docteur Tchekhov ne laisse pas indifférent. Ce sont ces personnages, et la manière dont ils sont interprétés, qui font tout le prix de ce spectacle qui vaut pour ce qui se joue entre les êtres, dans ce théâtre de la vie que pratique Galin Stoev.

Le décor ne joue pas la carte du réalisme champêtre, même si le metteur en scène, en guise de clin d’œil, s’autorise la présence de quelques poules sur le plateau. Le scénographe Alban Ho Van a conçu avant tout un espace qui laisse toute la place aux comédiens, lesquels revisitent ces rôles archiconnus de l’intérieur, en les décapant de tout cliché.

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Cyril Gueï, qui au passage montre que les acteurs noirs peuvent enfin jouer tous les rôles sans que leur couleur de peau fasse écran, offre toute sa séduction éclatante au docteur Astrov. Vania, avec sa mélancolie, sa lucidité qui ne l’aide pas à vivre, dans un monde qui préfère se reposer sur ses mensonges, est incarné avec beaucoup de finesse, de nuances et d’épaisseur humaine par Sébastien Eveno. Suliane Brahim est superbe, comme toujours, avec son jeu plein d’enfance et d’éclats poétiques : son Elena en cuissardes claires, tout en grâce aérienne, est comme une page blanche, une surface de projection sur laquelle les hommes viennent imprimer leurs fantasmes de sirènes ou de démons.

Tchekhov, qui était aussi médecin, mène une saisissante analyse au scalpel sur les rapports entre générations

Quant à Andrzej Seweryn, que l’on n’avait pas vu depuis longtemps sur nos scènes, il est génial en vieillard narcissique et insupportable, qui n’est pas sans évoquer les personnages de Thomas Bernhard. Le portrait qu’il dresse de cet homme pontifiant et content de lui, tantôt se vivant comme éternellement jeune, tantôt vampirisant toute l’énergie autour de lui avec ses crises de goutte, est irrésistible. Il est le seul à faire rire dans ce Vania très noir, et c’est un rire de revanche, libératoire, de voir ce type de personnage enfin démasqué pour ce qu’il est.

Car pour le reste, la pièce ici claque dans toute sa lucidité implacable, à l’image de la grande tirade d’Astrov à la fin de la pièce : « Ceux qui seront là dans cent ou deux cents ans, ceux-là qui nous mépriseront d’avoir vécu une vie si bête, si pathétique, ceux-là peut-être, ils trouveront un moyen d’être heureux, mais nous… Dans le coin il n’y avait que deux types honnêtes et intelligents – toi [Vania] et moi. Mais en une dizaine d’années la vie mesquine, la vie minable nous a eus, elle nous a empoisonné le sang de sa pourriture et nous sommes devenus aussi vulgaires que le reste du monde. »

Cent ans après, la même vie bête, les mêmes médiocrités, les mêmes lâchetés. Heureusement, il y a Tchekhov, pour s’en consoler. La beauté du spectacle de Galin Stoev tient à l’humanité qu’il laisse affleurer à tout instant, malgré le constat sans appel.

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« Oncle Vania », d’Anton Tchekhov. Traduction, adaptation et mise en scène : Galin Stoev. Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris 6ᵉ, jusqu’au 26 février. Tél. : 01-44-85-40-40. www.theatre-odeon.eu/

Fabienne Darge

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