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Avec la loi anti-squat, les locataires précaires assimilés à des criminels

Saïd Boissis pousse d’une main la vieille porte en bois ornée d’un numéro sur une petite plaque en métal qui semble sortie d’un film des années 1950. « Vous voulez voir ma tombe », lance ironiquement l’homme rondouillet, aux chaussures de cuir immaculées. Dans la pénombre se dessine une petite pièce en longueur de 6 m2, dans laquelle le vieil homme, aujourd’hui âgé de 73 ans, a vécu ces cinq dernières années. Au sol, un vieux lino craquelé et déchiré qui ne recouvre qu’une partie d’un parquet noirci. Les murs et le plafond sont jaunis et cloqués par la moisissure et l’humidité. La fenêtre aux boiseries vermoulues ne ferme plus et certains de ses carreaux sont cassés. De toute façon, il n’y a plus ni chauffage ni eau chaude depuis l’été dernier. En conflit avec les locataires sur lesquels il fait pression depuis mars pour qu’ils décampent du lieu, le ­gérant a tout coupé.

Bienvenue au 48, rue de Meaux, dans le 19e arrondissement de Paris, sa peinture vieillotte qui s’écaille, ses toilettes à la turque entre les étages et son unique salle de bains pour une cinquantaine de chambres, composée d’un bloc de douche aussi petit que délabré. Un hôtel garni comme il en existait de nombreux à Paris, proposant des petites chambres meublées à la location pour ­accueillir les vagues de travailleurs migrants. Mouloud Daaou, un chauve en veste de cuir, s’y est installé en 2016. « On est là parce qu’on n’a pas le choix. Avec les salaires qu’on gagne, on va là où c’est le moins cher », explique ce ­retraité de 67 ans, ancien couturier devenu, sur le tard, bagagiste à Roissy. Sa chambre de 13 m2, dans le même état que celle de son voisin, lui est facturée 550 euros par mois. Ses revenus, eux, n’excèdent pas 1 400 euros, APL comprises. Il montre les produits qu’ils achètent eux-mêmes pour tenter d’éradiquer les nuisibles. « Les cafards, les punaises de lit, il n’y a que ça, soupire-t-il. Quand on râlait, le patron nous disait : “Si ça ne vous convient pas, vous partez. ” »

Depuis mars 2022, la tension est montée d’un cran. Sans qu’il y ait eu le moindre jugement l’y autorisant, le gérant a ordonné à tous les locataires de quitter les lieux. La raison ? L’immeuble, situé dans un quartier en pleine gentrification, a fait l’objet d’une opération de spéculation. Vendu 4 millions d’euros par la famille bourgeoise qui le possède début 2021, il est négocié, un an et demi plus tard, le double par ses nouveaux propriétaires, deux frères qui, pour l’occasion ont monté une société immobilière. Une jolie plus-value, mais qui s’évapore en juin dernier, quand le nouvel acquéreur découvre que la clause conditionnant l’achat à l’absence de résidents n’est pas remplie. Des locataires, qui, entre-temps, ont contacté l’association Droit au logement (DAL). Effet boule de neige, le gérant, dont le bail a été résilié, a lui aussi besoin que l’endroit soit vide, afin de pouvoir récupérer les quelques centaines de milliers d’euros de son fonds de commerce. Sa méthode est simple : harceler les locataires.

L’association Droit au logement a fait l’objet d’intimidations

« En juin, les fils du gérant sont venus pour nous dire de partir. L’un d’eux a même dit à Gérard qu’il allait lui casser la gueule, alors qu’il est handicapé. Il pensait nous faire peur », raconte Amar Ben Fares, l’un des habitants de l’hôtel. Certains locataires ont cédé à la pression et sont partis. Malgré son cœur opéré, l’ancien maçon, qui, à 66 ans, vient de prendre sa retraite, fait partie de ceux qui ont choisi de lutter. Comme Gérard, qui marche avec des béquilles depuis un AVC en 2018. « Mon premier réflexe, ça a été la ­révolte », raconte ce dernier. De toute façon, ils n’avaient guère le choix. « Les gens sont venus ici parce que, dans le privé, les bailleurs exigent des garanties et des mois d’avance de loyer », poursuit Gérard, dont la retraite d’ancien kiosquier n’excède pas 1 000 euros. « À mon âge, où irais-je ? » renchérit Amar.

Le DAL fait lui aussi l’objet d’intimidations. Furieux que les locataires aient cessé de payer leurs loyers depuis juin, le gérant accuse l’association d’encourager la constitution d’un squat. « Pour prouver notre bonne foi, nous avons demandé aux locataires de payer 100 euros par mois et nous les avons consignés, explique Adel Ghazala, permanent du comité Dal Paris. Nous avons réuni 5 000 euros, que nous avons proposé de verser au gérant pour qu’il remette l’eau chaude et le chauffage. Mais il a refusé. Il demande 11 000 euros, comprenant notamment les impayés depuis juin. » Les sommes demandées sont pourtant illégales : en plus d’être très au-dessus de la règle d’encadrement des loyers en vigueur à Paris, elles sont sans rapport avec les conditions de vie offertes.

Malgré la pression, la mobilisation est cependant payante. En juin, la mairie de Paris et celle du XIXe arrondissement entrent dans le bras de fer. « Nous agissons sur plusieurs fronts, explique Ian Brossat, adjoint PCF de la ville de Paris chargé du logement. Mais la priorité, c’est de reloger tout le monde. » Une vingtaine de personnes a déjà pu partir pour un logement social ou une résidence senior. Gérard en fait partie. Depuis octobre il a emménagé dans une résidence du 20e arrondissement.

« Les gens ici sont combatifs, on forme une communauté »

« C’est le jour et la nuit », commente le vieil homme, en détaillant le confort dont il jouit désormais pour 370 euros, soit dix de moins qu’à l’hôtel. « Je ne supportais plus le froid », glisse-t-il comme pour s’excuser. Mouloud Daaou, lui, est comme un lion en cage. Un logement en banlieue lui a été attribué en octobre, mais, depuis, 3F, le bailleur, est aux abonnés absents. Sept autres personne, dont deux femmes, attendent également de sortir de cet enfer. Amar, dont la première demande HLM date de 1973, n’en peut plus de patienter. « J’ai bon espoir que d’ici un mois à un mois et demi tous auront reçu des propositions », rassure Ian Brossat.

La mairie de Paris envisage aussi de préempter l’immeuble. Problème, le propriétaire en voudrait 7 millions d’euros. Un prix inacceptable pour la ville, qui ne veut ni gaspiller ses fonds ni faire de cadeaux à un spéculateur. « S’il veut nous le vendre, ça sera au prix d’achat », martèle l’élu. En attendant, la municipalité active tous les leviers possibles pour contraindre le bailleur à revoir ses prétentions. Les visites des services techniques se multiplient et devraient aboutir à des injonctions à faire des travaux. « Dans le cadre de la révision du plan local d’urbanisme, on travaille aussi à mettre une pastille sur cet immeuble pour qu’il ait l’obligation d’être transformé en logements sociaux. Ce sera contraignant pour le propriétaire et cela fera baisser la valeur du bien », poursuit Ian Brossat.

La lutte a également permis aux pensionnaires de l’hôtel de se souder et de relever la tête. « C’est tout de même une belle aventure », lâche Gérard. Lui qui revient régulièrement soutenir ceux qui vivent encore là évoque avec plaisir ceux qui se sont ­révélés dans ce combat, comme Sabrina, « la pasionaria de l’hôtel », qui a pu être ­relogée avec son mari, handicapé. Ou encore Marcel, le doyen, qui, à plus de 80 ans, ne bougeait plus de sa chambre. « Les gens ici sont combatifs, courageux. Maintenant, on forme une communauté », confirme Daniel, un habitant du quartier adhérent du DAL, qui soutient les résidents de l’immeuble depuis le début.

De telles batailles risquent pourtant de devenir presque impossibles à mener dans l’avenir. Si elle est adoptée en l’état – et tout indique qu’elle le sera à la suite de son examen demain au Sénat –, la loi dite « antisquat » des députés Renaissance Kasbarian et Bergé va transformer ces papis résistants en criminels. « Comme tous ceux qui vivent en hôtel, mais aussi comme les gens logés dans des chambres de bonne ou chez un tiers, ils n’ont pas de baux. Du coup, ils vont tomber sous l’article 1 de ce texte, qui assimile à un voleur une personne qui se maintient dans un bâtiment sans disposer de titre et prévoit une peine pouvant aller jusqu’à trois ans de prison et 45 000 euros d’amende », détaille Jean-Baptiste Eyraud, porte-parole du DAL. Faute de bail, ils pourront désormais être expulsés du jour au lendemain, sans même l’intervention d’un juge. Quant à leur marchand de sommeil de propriétaire, la loi lui permettra de continuer sans risque à les héberger dans des conditions indignes puisqu’elle stipule que « l’occupation sans droit ni titre d’un bien immobilier libère son propriétaire de l’obligation d’entretien du bien de sorte que sa responsabilité ne saurait être engagée en cas de dommage résultant d’un défaut d’entretien. » Bienvenue dans le monde rêvé de la Macronie.