France
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Banlieues bleues cultive les marges

Pieds ancrés mais regard projeté. Pour ses quarante printemps, Banlieues bleues ne se contentera pas de célébrer ses riches heures. Le festival aurait pu. De Miles Davis à Wayne Shorter en passant par Max Roach ou Sonny Rollins, les éminences du jazz y sont toutes passées, construisant la renommée internationale de ce jalon considérable de la longue histoire d’amour entre le France et les musiques improvisées. Une histoire symbolisée par l’affiche iconique de cette édition anniversaire, instantané volé par Guy Le Querrec en 1989 à Saint-Denis où Nina Simone et Miriam Makeba s’embrassent façon Brejnev et Honecker, version afro-­sororelle. Pour le passé, on en restera donc là.

Place au présent, et au futur : « Ce qui est saillant dans la programmation de cette édition, ce sont ces nouvelles formes musicales, avec beaucoup de projets assez dingues et de groupes bizarroïdes », expose Xavier Lemettre, qui dirige le festival depuis 2001. En parcourant la programmation, ce sont les hybridations qui sautent aux yeux. De celles qui tendent à redéfinir les musiques improvisées. « Aujourd’hui, la musique a muté. Elle s’est un peu balkanisée. Et les musiciens ne se rangent plus forcément derrière un style. Beaucoup de ceux qui font du jazz s’en éloignent dans leurs projets.  »

Electro, fusion tropicale, blues-raï et rumba-punk

De jazz, il sera bien sûr encore question avec le tambour battant d’Hamid Drake ou les six cordes de Marc Ribot. Mais champ libre est laissé à l’expérimentation et aux jeunes artistes. La flamenca Rocío Márquez y tiendra la scène sur les beats electro de Bronquio. Il y a quelques mois, la paire pondait un album remarquable, Tercer Cielo, électrisante plongée dans la tradition. Entre le septuor de fusion tropicale colombien la Sonora Mazurèn, né dans les faubourgs de Bogota, le rap alternatif du natif d’Alabama (États-Unis) Pink Siifu, le hip-hop bleuté de Sélébéyone, le bues-raï du projet Mademoiselle emmené par Rodolphe Burger, Sofiane Saidi et Mehdi Haddab (lire notre entretien dans l’Humanité du 10 mars), l’afro-transe d’HHY & the Kampala Unit, la rumba-punk de Lova Lova, la star brésilienne de samba-­rap Emicida ou le fringant doyen Ray Lema, le panel fait voyager dans les genres et les cultures.

« En quarante ans, l’identité du festival a changé, reconnaît Xavier Lemettre , mais sa philosophie reste la même : présenter au public le plus large possible la richesse, la diver­sité et la créativité musicales.  » Le festival a toujours su contourner les ponts d’or de l’industrie musicale en consacrant le mariage heureux de la Seine-Saint-Denis et du jazz, d’un lieu au ban et d’une musique aux marges. « À sa création, Banlieues bleues était l’un des rares endroits où on pouvait entendre des musiques marginalisées : le free-jazz à une époque, le jazz contemporain ou européen. On est dans le nord-est de Paris, où vivent un nombre incalculable de musiciens, là où c’est le moins cher, comme la banlieue de New York, de Chicago ou de Rio. Le futur de la musique se joue avec ces musiciens-là. Et le futur de la société en France se joue aussi en grande partie ici.  » Douze villes accueillent cette année le festival et les communes fondatrices de l’association participent toujours à son conseil d’administration, perpétuant l’ancrage territorial de l’événement. « Ça pouvait paraître comme un handicap d’être éparpillé sur autant de villes sur quatre semaines. Mais, pour nous, c’est un atout de rayonnement et de proximité.­ Car chaque concert est préparé aussi localement. Et l’ancrage territorial, c’est l’éducation musicale pendant et après les concerts, où des artistes professionnels travaillent avec des publics. L’art ne va pas du haut vers là-bas, il se construit aussi entre des professionnels et des publics qui partagent des projets ensemble », indique le directeur. Une ambition soutenue par une politique tarifaire particulièrement généreuse qui relève d’une mission de service public, grâce au concours des différentes collectivités.

Cette année, l’ouverture est prévue dans les locaux de l’université Paris-VIII, à Saint-Denis, l’une des plus grosses facs d’art d’Europe avec plus de 4 000 étudiants. « La France du futur, très mélangée, très moderne, très au courant. C’est sans doute pour ça qu’on risque de ne pas pouvoir y jouer… » regrette, amusé, Xavier Lemettre, qui compte se replier dans son repaire de la Dynamo, à Pantin. Dans cette université bloquée d’où des notes bleues devaient s’élever, le rejet de la motion de censure ne passe pas. Aux marges de la cité plus qu’ailleurs.