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Bob dylan, Mr Tambourine Man en son royaume

Chez lui, le mystère est une seconde nature. Bob Dylan, 82 ans, publie Shadow Kingdom, son quarantième album studio. C’est en soi un événement, en plus d’un chiffre rond. Et pourtant, promotion minimale. On a beau scruter la pochette, aucune information ; chercher un livret, il n’y en a guère. Juste une liste d’éminentes chansons et la photo d’une bande de musiciens dans un club enfumé, dissimulés derrière un masque noir façon desperados, accordéon, contrebasse, guitare, et le maître au premier plan devant un micro vintage.

À l’heure de l’intelligence artificielle, on s’inquiète : nous aurait-on pris pour des oies blanches ? Qui sont ces musiciens ? Et pourquoi Dylan s’est-il prêté à l’exercice inédit de revisiter sur bandes quelques chansons fameuses d’une décennie glorieuse (1965-1975), quand on le sait peu enclin à regarder dans le rétroviseur ? C’est en entendant sa voix éraillée et mutine que l’on s’assure que c’est bien lui qui illumine ce royaume des ombres, dans un album somptueux où il perpétue en studio le travail de réinvention scénique de son répertoire.

Le troubadour, répertoire en bandoulière

Il faut donc s’enquérir d’informations occultes pour saisir de quoi il retourne exactement. Pendant l’épidémie de Covid, Bob Dylan mettait un frein contraint à son Never Ending Tour, inauguré en 1988 avec ses milliers de concerts prodigués à travers le monde. Une tournée éternelle qui a assis l’image du troubadour trimbalant son répertoire en bandoulière, tout en suscitant une interminable polémique sur ses égards envers le public, dont une bonne partie l’attend en héros rock quand ils n’ont affaire qu’au ménestrel.

En 2021, donc, Dylan pose ses bagages dans sa Californie de résidence pour enregistrer avec quelques musiciens glanés dans les scènes actuelles (dont le guitariste Buck Meek – des excellents Big Thief – et l’accordéoniste Shahzad Ismaily) un concert devant la caméra de la réalisatrice israélo-américaine Alma Har’el.

Capté dans un noir et blanc soigné, le groupe réinterprète en épure, sans batterie ni piano, treize chansons pour la plupart issues des albums Highway 61 Revisited (1965), Blonde on Blonde (1966), et John Wesley Harding (1967), monuments visionnaires. Le concert, sous-titré The Early Songs of Bob Dylan, maintenait ainsi le contact entre Dylan et son public de la plus belle manière. Au registre du jeu de piste, Dylan ou son entourage nous ont laissés croire à une captation au Bon Bon Club de Marseille. Ne cherchez pas, les dylanologues l’ont fait pour vous : le lieu n’existe pas et le musicien n’a jamais enregistré dans la cité phocéenne. Mais le nom seul charrie l’imaginaire du port colonial avec ses bouges enfiévrés. De fait, la musique est moite, lascive, évanescente comme dans un rêve lynchien.

Sous la houlette de T-Bone Burnett

Vite retiré d’Internet à l’été 2021, Shadow Kingdom fait aujourd’hui sa réapparition, mais en disque. Pour ajouter à l’imbroglio, l’album n’est pas la bande originale du concert, désormais visible sur Apple TV. Les musiciens ont changé, placés cette fois-ci sous la houlette d’une fameuse ombre au royaume dylanien, celle de T-Bone Burnett. Producteur états-unien qui s’était fait connaître du grand public par la bande originale, entre autres, du film des frères Coen, O Brother, Where Art Thou?, Burnett a roulé sa bosse avec Dylan au mitan des années 1970. À force de productions fignolées, il a gagné ses galons de tributaire d’une certaine tradition de la musique américaine, à cheval entre folk et blues. Son apport, ici, est considérable. Sans assise rythmique autre qu’une basse, Dylan réinterprète quelques chefs-d’œuvre dans une production homogène où les soupirs de l’accordéon s’entrelacent aux banjos et guitares avec une intelligence toute intuitive.

Il y a du jug band, ces groupes de bric et de broc géniaux du début du dernier siècle, dans cette manière de sublimer un matériau fruste en enchaînant les titres avec ferveur. Le chanteur n’a jamais fait mystère – pour une fois – de son goût peu prononcé pour les reprises calibrées. It’s All Over Now, Baby Blue, chanson cruelle sur les ruptures amoureuses, Forever Young, prière païenne et rédemptrice, When I Paint My Masterpiece ou Queen Jane Approximately, sont ici parfaitement réinventées et portées par une voix que l’on n’avait pas entendue aussi claire et joueuse dans ses précédents albums crépusculaires. Plus Dylan approche de l’échéance fatidique, plus il semble, dans sa manière, tisser un fil avec un patrimoine dans lequel il a allégrement butiné pour construire son œuvre. Comme on bouclerait la boucle. Mais, espérons-le, le plus tard possible.