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Ce que Poutine a magnifiquement compris de la plus grande fragilité des démocraties occidentales

Vladimir Poutine ne profite-t-il pas de la fragilité des démocraties occidentales ?

© Mikhail Metzel / SPUTNIK / AFP

Talon d’Achille

Aucun débat démocratique ne peut se tenir sans accord sur les faits. Alimenter la confusion des esprits est redoutablement efficace. Et le problème est qu’un certain nombre de dirigeants occidentaux entretiennent eux-mêmes largement cet écran de fumée permanent.

Les Arvernes sont un groupe de hauts fonctionnaires, de professeurs, d’essayistes et d’entrepreneurs. Ils ont vocation à intervenir régulièrement, désormais, dans le débat public.

Composé de personnalités préférant rester anonymes, ce groupe se veut l'équivalent de droite aux Gracques qui s'étaient lancés lors de la campagne présidentielle de 2007 en signant un appel à une alliance PS-UDF. Les Arvernes, eux, souhaitent agir contre le déni de réalité dans lequel s'enferment trop souvent les élites françaises.

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Thibault Muzergues est un politologue européen, Directeur des programmes de l’International Republican Institute pour l’Europe et l’Euro-Med, auteur de La Quadrature des classes (2018, Marque belge) et Europe Champ de Bataille (2021, Le Bord de l'Eau). 

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Atlantico : Après l’attaque de Nord Stream le flou règne sur la responsabilité. Les indices pointent le Kremlin, mais Poutine ne revendique rien, à quel point Vladimir Poutine, comme depuis le début de son action depuis le mois de février, entretient-t-il volontairement la confusion ?

Thibault Muzergues : La confusion fait partie de la stratégie russe depuis très longtemps, via la désinformation, la guerre de l’information. Il y a effectivement une volonté d’entretenir une confusion dans l’esprit de l’adversaire afin de l’affaiblir. La réalité est que la Russie nous considère depuis longtemps non seulement comme un adversaire mais comme un ennemi. C’est une forme de guerre hybride. Dans mon livre, L’Europe, champ de bataille, c’est ce que j’appelle la non-paix. Nous sommes sous le seuil de la guerre mais déjà plus en paix. Nous sommes dans ce cas de figure. Poutine choisit l’escalade avec l’annexion des territoires occupés à l’heure actuelle. Dans le même temps a lieu un attentat sur les pipelines et la Russie nie et entretient l’incertitude alors que presque tout pointe le Kremlin.

En cela, dans quelle mesure est-ce bien joué de la part de Poutine. Ne profite-t-il pas à plein de la fragilité des démocraties occidentales en la matière ?

Les Arvernes : Vladimir Poutine considère que l’Occident est malade car il ne pense pas comme lui. Sur ce point, il fait de la politique, et il est permis de penser qu’il a tort. En revanche, en considérant que l’Occident est fragilisé, il dit une chose que les peuples d’Occident ressentent bien. Qu’est ce que le Brexit, le Trumpisme, le Mellonisme…si ce n’est, pour partie, l’expression d’un manque de repères ? Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre à quel point un certain nombre de ressorts sont cassés, de piliers fissurés dans ce qui a fait la force de l’Occident : la confiance en soi, l’esprit scientifique, l’envie d’être premier.

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Thibault Muzergues : Cette stratégie est utilisée en période de guerre depuis le Cheval de Troie. Est-ce bien joué ? Il faut en tout cas arrêter de prendre Poutine pour un maître des échecs. C’est un parieur. Il a parié que l’Ukraine tomberait en trois jours et essaie de se rattraper désormais avec d’autres paris, en surenchérissant. Le fait est que le problème de défiance de l’opinion publique vis-à-vis du pouvoir se retrouve partout. Et la Russie ne fait pas exception, la mobilisation partielle a entraîné de nombreuses fuites. Mais en Russie, tout le monde sait que le Kremlin ment. Seuls les plus fanatiques y croient encore. Poutine a compris, à partir de 2005, qu’il y avait une cassure entre la population et les élites et s’est engouffré dans la brèche. Il a mené des opérations d’influence, auprès du grand public comme des élites. Il a instillé, notamment en France, l’idée que la Russie était une puissance invincible. La grenouille se montre plus grosse que le bœuf et elle cherche se faisant à désorienter l’adversaire, etc. Poutine n’est pas un joueur d’échec mais c’est un judoka, toute la clé de ce sport est d’utiliser les faiblesses de l’autre pour le faire tomber, même s’il est plus grand, plus gros, plus musclé. C’est exactement ce que fait Poutine en utilisant la méfiance entre gouvernants et gouvernés à ses fins. Mais ce n’est pas nouveau. Pendant la Guerre froide, Noureev était ciblé par les communistes français qui voulaient laisser entendre que c’était un vendu.

Dans quelle mesure la confusion, et la défiance qu’elles suscitent, sont-elles entretenues dans les démocraties occidentales, par les dirigeants eux-mêmes, volontairement ou non ?

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Les Arvernes : L’Occident est à l’évidence en crise profonde. Or, Marc Bloch l’a magistralement montré dans l’Étrange défaite, les grandes crises sont d’abord et avant tout des crises intellectuelles. Ce que Bloch visait c’est l’incapacité intellectuelle à appréhender, à nommer les difficultés, pour ensuite y apporter des solutions. Ce n’est pas un hasard si après la défaite de 1870 la France a créé l’Ecole libre des Sciences Politiques, ou si le général De Gaulle a créé l’ENA en 1945. Sans élites pour penser, rien de grand ne peut se faire.  

Or que voyons-nous en Occident ? Le relativisme le plus niveleur en matière intellectuelle, donnant spectaculairement raison à la vision crépusculaire que Tocqueville a vu plus tôt que quiconque. Nous constatons également une incapacité profonde à nommer le réel. Combien de sujets ne peuvent tout simplement pas être dits ? L’immigration, la question énergétique, l’euro, autant de totems et tabous aurait dit Nietzsche qu’il ne faudrait ni évoquer, ni questionner, ni débattre. Mais quand le réel est nié, il revient et se venge.  

Partant de là, le dialogue, la confrontation des points de vue qui est l’essence même du jeu démocratique n’est plus possible. Avec des mots choisis, pour désigner l’incapacité profonde à s’entendre au premier sens du terme, Jacques Julliard évoquait il y a quelques mois la fin de l’art de la conversation à la française.  

Thibault Muzergues : Aujourd’hui, il y a un vrai problème, y compris sur la définition des faits. On l’a vu le 6 janvier 2021 aux Etats-Unis. Un sondage Fondapol-IRI auprès de 55 démocraties dans le monde montrait que 60 % des gens trouvaient que les politiques parlaient de choses qui ne les concernaient pas et 50 % trouvaient que c’était le cas pour les médias. Il est très difficile d’avoir une démocratie, un vrai débat public, quand on n’est pas d’accord sur les faits. Et le fait est que le politique joue toujours sur l’ambiguïté. Chaque fois qu’un politique se fait élire, on dit toujours que la moitié de son électorat sera cocu. C’est presque toujours le cas. Macron, Hollande, Sarkozy, se font élire sur des malentendus. Et cela alimente la méfiance. Mais c’est aussi De Gaulle et l’Algérie Française, « je vous ai compris ». 

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Comment en sommes-nous arrivés à cette situation ou l’accord sur les faits n’est même plus acquis dans nos démocraties ? Avec quelles conséquences ?

Les Arvernes : Il y a plusieurs raisons.  

La première c’est la médiocrité des résultats. A partir du moment où le système politique n’est pas capable d’obtenir les résultats sur lesquels il s’est engagé, il est tenté par l’exagération, le mensonge, pour camoufler ses échecs. Le paroxysme est bien sûr le soviétisme, dont Hannah Arendt a montré qu’il était avant tout un système visant à substituer une réalité inventée à une réalité "réelle" si l'on peut dire. Plus proche de nous, prenons l’exemple du Brexit. Que n’a-t-on entendu de mensonges. D’un côté les partisans du Leave, qui expliquaient – à tort faut-il le dire – que l’UE était responsable de tous les mots du Royaume-Uni. D’un autre coté les partisans du Remain – tout aussi outranciers – expliquant que sans l’UE le Royaume-Uni s’effondrerait. Prenons aussi l’exemple ahurissant des mensonges que l’on entendus lors de la crise Covid, notamment sur les masques.  

La seconde, c’est l’incapacité de la presse à faire correctement son travail. Le rôle des journalistes est absolument essentiel. Ce n’est pas pour rien que la liberté de la presse figure à l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : les révolutionnaires savaient le rôle crucial des médias – au sens premier du terme – entre les gouvernants et les gouvernés.

La troisième, c’est le rôle souvent absolument délétère des réseaux sociaux qui interdisent, par leur instantanéité, leur brutalité, le recul indispensable à l’analyse.  

Thibault Muzergues : Ces phénomènes ont toujours existé. Mais la situation devient incontrôlable car il y a des désaccords fondamentaux qui apparaissent. Ils proviennent de changements culturels profonds provoqués par l’archipélisation de la France sans que le politique propose quoi que ce soit pour garder une cohérence d’ensemble. Mais aujourd’hui il y a un mouvement fort pour refaire nation, refaire civilisation. C’est un mouvement fort qui commence à se faire sentir partout en Europe. Mais je pense que nous avons une chance d’aller vers le post-populisme et de revenir vers un système plus sain : où l’on peut être en désaccord sur de nombreux sujets, sur la grille de lecture du monde, mais d’accord sur l’essentiel, pour faire communauté et préserver le système. Le Covid et l’invasion de l’Ukraine pour Poutine ont, à mon sens, contribué à amener vers cette tendance. Les indices de cette tendance, selon moi, sont que beaucoup de partis populistes, qui défendaient des postures de post-vérité, antisystème, font aujourd’hui le choix de revenir dans le système pour le changer de l’intérieur. Les populistes pointaient la désinformation des élites qui omettaient certaines vérités par goût du politiquement correct mais pour s’y opposer, ils avaient créé leurs propres récits qui n’étaient pas non plus des discours de vérité. Aujourd’hui, ils ont tendance à se fondre dans le système pour le faire évoluer de l’intérieur et c’est plutôt sain. 

Pensez-vous que les dirigeants actuels en Europe et en France ont une part de responsabilité ? 

Les Arvernes : En Europe, sans doute. L’UE n’est plus le projet économique initial dont le général De Gaulle disait qu’il permettrait d’éduquer quelque peu les Français au libéralisme. Derrière la question des « valeurs » qu’elle promeut, l’UE est en réalité largement la proie d’une idéologie woke qui, faut-il le rappeler, faisait déclarer à la Commissaire Dalli, sans le moindre élément de fait pour soutenir cette affirmation scandaleuse, que la Commission était « structurellement raciste ».  

Aux Etats-Unis, il faut quand même prendre acte du caractère profondément dysfonctionnel du lien entre médias et politique. Deux exemples l’attestent : le premier c’est la façon dont la presse américaine a gobé sans le moindre esprit critique ou presque l’existence d’armes de destruction massive, épisode sans lequel on ne comprend pas le terrible affaiblissement des Etats-Unis et des épisodes tels que le retrait d’Afghanistan. Le second, c’est l’invasion de l’Ukraine, que les Américains ont vu venir, mais, dont, faute d’être crédibles, elles n’ont pas su convaincre. 

En France, enfin, il y a une responsabilité toute particulière du Président de la République, Emmanuel Macron, qui a érigé la « non pensée », le refus du réel pour autant qu’il lui échappe, au rang de système : c’est le fameux « en même temps ». Par cette formule tragique, les réalités, sans lesquelles le général de Gaulle disait à juste titre qu’il n’y pas de politique qui vaille, sont balayées. Face à cette non-pensée systématique largement véhiculée par l’auto-proclamé « cercle de la raison », les oppositions populistes – de droite et de gauche – ne sont pas en reste pour nier le réel quand il les dérange. Il suffit de voir la manière dont, faisant fi de tout sens de la mesure, certains nous ont expliqué que l’euro fort était la cause de la désindustrialisation du pays, alors même que cette désindustrialisation doit pour l’essentiel à des raisons autres que monétaires (35 heures, fiscalité sur les entreprises, recul de la productivité des travailleurs lié au naufrage du système éducatif etc.)

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