France
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Ce serment des 103 paysans qui embrasa le Larzac, il y a 50 ans

En 1972, une centaine d’agriculteurs prenaient l’engagement de ne jamais vendre leurs terres à l’Armée, en vue de l’extension du camp militaire. Leur combat dura dix ans. Récit.

L’extension du camp militaire du Larzac revenait comme un serpent de mer depuis les années 50. Mais un soir d’octobre 1971, le ministre de la Défense, Michel Debré, l’officialisa à l’ORTF. Ce coup-ci, ça sentait vraiment le roussi. De 3 000 hectares, le camp allait passer à 17 000.

"Méprisés"

"Pour Debré, il n’y avait que quelques paysans qui vivaient de façon moyenâgeuse, se souvient l’un des agriculteurs à l’époque, Pierre Burguière.Quand vous entendez ça à la télé et que vous vous dites que toute la France entend ça, alors on est dans un pays de quoi ? De merde, faut croire ! Et ça fait mal."

Décidés à ne pas se laisser faire, trop "méprisés" pour ne pas relever la tête, les paysans contre-attaquent.Ils auraient pu le faire violemment. C’était sans compter sur l’autorité d’un homme : Lanza del Vasto, adepte de Gandhi et de la non-violence, venait du Larzac héraultais, où il avait fondé la communauté de l’Arche, une sorte d’ordre religieux.Le patriarche, canne et longue barbe blanche, avertit les va-t-en-guerre.

C’est "l’heureux hasard" de sa présence en voisin, résume l’historien aveyronnais Pierre-Marie Terral, qui pacifia les esprits. "Certains disaient que quand on voudrait les mettre dehors, ils sortiraient le fusil.Ils se sont familiarisés avec le message de Lanza del Vasto, même si au début ses paraboles leur passaient un peu au-dessus. Il leur disait qu’ils gagneraient parce qu’ils étaient faibles.Le pot de terre contre le pot de fer militaire, ça a été leur stratégie dès ce moment-là."

Certains soutiens des paysans n’étaient pas sur cette ligne-là.La situation commençait à sentir la poudre.Une bombe artisanale avait explosé à la préfecture de Rodez, une manif avait dégénéré à Toulouse.Et des maoïstes, qui voulaient en découdre, allaient railler celui qu’ils rebaptiseraient "Lanza del Fiasco".

Une jeûne de quinze jours

L’homme de foi propose de faire un jeûne de quinze jours à La Cavalerie, pour Pâques 1972.Certains se joignent à lui, pour un jour ou deux.Les uns et les autres le retrouvent pour des causeries le matin ou le soir.

Le lendemain ou le surlendemain du lundi de Pâques, dans la foulée immédiate du jeûne, le Larzac acte une décision qui marquera les esprits pour longtemps : la signature, il y a 50 ans, de ce qu’on appela le Serment des 103…Le nombre de paysans bravant l’État et revendiquant leurs intentions.103 agriculteurs, sur 107 au total concernés de près ou de loin par l’extension du camp : "Nous soussignés, exploitants agricoles touchés totalement ou partiellement par l’extension du camp […] nous confirmons publiquement notre opposition au projet d’extension et, sûrs de notre bon droit, nous prenons solidairement l’engagement de repousser toute tentative de séduction ou d’intimidation et toute offre d’achat de nos terres de la part de l’Armée et toute indemnisation."

Un engagement moral

"Ça nous engageait tous, insiste Pierre Burguière.C’est comme les marchands de bestiaux à partir du moment où ils se sont mis d’accord sur un prix.On se tape dans la main et on respecte sa parole jusqu’au bout."

Tous, ensuite, ne participèrent pas aux actions."Certains ne se sont jamais exposés, continue Pierre Burguière.On ne leur en veut pas.Ce qui était important, c’est qu’ils refusent de vendre à l’armée.Le serment, c’était ça." Lui était jeune.Il avait 29 ans. Il en a 79 aujourd’hui. "Il y avait des vieux.Certains sont morts entre la signature et la fin de la lutte", dix ans plus tard. Et 50 ans après, ils seraient aujourd’hui 19 à être toujours en vie.

La lutte ne fut pas un long fleuve tranquille.Certains s’usèrent à combattre le rouleau compresseur militaire.Au printemps 1976, un deuxième serment fut organisé. "Les résultats du vote à main levée avaient été très partagés, se souvient Christiane Burguière, l’épouse de Pierre.Certains voulaient négocier.Ils ont suivi en traînant les pieds.Il faut dire qu’on avait peur.Ce n’était pas une fête, une kermesse." Heureusement pour la lutte, d’autres vinrent remplacer ceux qui doutaient. Certains jeunes venus prêter main-forte au début s’installèrent pour de bon, à l’image de José Bové et Christian Roqueirol, futurs chefs de file de la Confédération paysanne.

Un projet de mini-extension

Début 1981, c’est l’équivalent d’un troisième serment qui fut réclamé aux paysans par la Chambre d’agriculture et les syndicats, sur l’hypothèse d’une mini-extension du camp. Ce coup-ci, sur la centaine de votants, à bulletins secrets, il n’y en eut qu’un à faire défaut.

L’élection présidentielle approchait.Mitterrand avait promis de mettre au panier le projet d’extension. "On n’avait plus rien à perdre, c’était tout ou rien, résume Pierre Burguière. S’il n’était pas passé, il y aurait eu un carnage sur le Larzac.On avait beau revendiquer la non-violence, des gens auraient pété les plombs.ça aurait fini dans le sang."

Des livres et des films : le livre de Christiane Burguière Gardarem ! Chronique du Larzac en lutte, sorti en 2011, est en vente à la Jasse du Larzac, dans les librairies de Millau et au magasin Les produits du Larzac à Montpellier (24 €).Le film Tous au Larzac, lui aussi sorti en 2011, de Christian Rouaud, est distribué par l’Apal via le site larzac.org (20 €), tout comme le film Le serment des 103, signé Véronique Garcia, sorti au printemps 2022 (15 €).Le livre Larzac, terre de lutte de Pierre-Marie Terral, sorti en 2017 chez Privat (9,90 €), est disponible en librairie. Pierre-Marie Terral sortira une BD sur le sujet en septembre 2023.

Woodstock à la sauce aveyronnaise

C’est l’histoire de deux mondes qui ne devaient pas se rencontrer. D’un côté, des agriculteurs conservateurs. "On allait à l’église et on votait à droite", résume aujourd’hui Léon Maillé, l’un des 103. Les prêtres, d’ailleurs, ont fortement soutenu la lutte. "Le plateau était catho à 90 %", assure Pierre Burguière. De l’autre côté, une génération tout droit sortie de mai 68… Un printemps et ses effets qui avaient échappé aux paysans larzaciens, qui considéraient ces manifestants de l’époque comme autant de jeunes nantis.
"Ces jeunes du Quartier latin, ils nous faisaient un peu peur. Pour nous, c’était des soixante-huitards dépenaillés, barbus, chevelus", résume Léon Maillé.
La lutte a réuni les uns et les autres. Les Larzaciens fraternisant avec "une foule bariolée de jeunes garçons et filles torses nus, participant à la légende du Larzac façon Woodstock, qui n’était pas pourtant la réalité quotidienne du plateau", rappelle l’historien Pierre-Marie Terral. C’était le temps béni mais éreintant où tout l’univers des Burguière tournait autour de la lutte. Léon, le père. Pierre et Jean-Marie, ses fils, leurs épouses Christiane et Janine (deux sœurs). Et les enfants. "Maman, combien on met d’assiettes ?", avaient pour habitude de dire les filles des Burguière. Paysans, militants et journalistes défilaient à la maison. "Nos enfants ont trinqué, la vie de famille a été perturbée", rajoute Christiane Burguière.
C’était le temps où les femmes bloquaient les camions militaires qui circulaient sur les petites routes à l’heure de la sortie des classes. Ce temps où il fallait dire non, pour ne pas se faire dévorer tout cru, pour rester maître chez soi.
"Tout seuls, on ne faisait pas le poids, mais on a ameuté toute la France", résume Christiane Burguière. Via les comités Larzac, dans les villes du pays. Via les marches vers Paris, à pied ou en tracteur. Via les manifestations sur le plateau, réunissant des dizaines de milliers de personnes, en 1973, 1974 et 1977.
Le 25 octobre 1972, il y a 50 ans, prétextant une pub pour le roquefort, une soixantaine de brebis étaient lâchées sous la tour Eiffel, à Paris, peinturlurées du slogan "Nous sauverons le Larzac".
Le temps aussi où certains s’en étaient mis plein les poches, sur fond de spéculation foncière, en vendant à l’armée des propriétés achetées une bouchée de pain. Le temps où on agitait les billets à la face d’agriculteurs qui refusaient pourtant mordicus."Je ne mange pas de ce pain-là et mes enfants non plus", avait lancé à l’époque Léon Burguière.