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Ces Français racisés qui hésitent à aller en manifestation

Temps de lecture: 6 min

Sur les réseaux sociaux, elles pullulent depuis le début du mouvement contre la réforme des retraites. Les images des forces de l'ordre réprimant violemment les manifestants sont parfois dures à regarder. Coups de matraque sans sommation, insultes, humiliations, jets de grenades lacrymogènes disproportionnés, recours aux nasses, pourtant considérées par certains comme illégales, etc. Un cheminot du syndicat SUD-Rail a même perdu un œil, à «la suite d'un éclat d'une grenade de désencerclement», indique le syndicat.

La police procède à de nombreuses charges et matraque les manifestants dans le cortège parisien.#manif23mars #reformedeseetraites pic.twitter.com/CfBHJ4G4pz

— Amar Taoualit (@TaoualitAmar) March 23, 2023

Dans un enregistrement d'une vingtaine de minutes, publié par Mediapart, on entend des policiers de la BRAV-M (brigade de répression des actions violentes motorisée) se défouler contre six jeunes qu'ils viennent d'interpeller, le lundi 20 mars au soir, dans le IIIe arrondissement de Paris.

Un témoin explique au média d'investigation que l'un d'eux, un jeune homme tchadien du nom de Souleymane, a été violenté. «Ils étaient méchants et s'en prenaient surtout au Noir qui était à côté de moi. Ils l'ont giflé juste parce qu'il avait souri», dénonce-t-il. Une autre femme, interpellée également, ajoute: «Chacun y passe. Mais sur toute l'équipe, c'est le seul jeune noir qui est pris à partie. On fait des allusions à son pénis, on lui dit que son prochain trajet sera l'avion, on le cogne contre le mur.» En ligne, les réactions sont vives.

[#Enquête] «La prochaine fois, tu montes en ambulance»: l’enregistrement qui prouve la violence et le racisme des BRAV https://t.co/A7lWAjbV0v

— Mediapart (@Mediapart) March 24, 2023

Au sein des cortèges, la présence de personnes racisées ne fait pas de doute. Dire le contraire, c'est tomber dans des travers racistes et stéréotypés du «banlieusard» ou «immigré» immobile et non-politisé, qui ne saisit pas l'urgence d'une telle situation. Pour autant, certaines personnes anonymes racisées que nous avons interrogées hésitent à aller manifester en ce moment contre la réforme des retraites, en raison de ces images violentes et de leurs expériences personnelles avec les forces de l'ordre.

Au mauvais endroit, au mauvais moment

C'est le cas de Mehdi*, 27 ans. «Certains découvrent que la police est violente. Nous, cette violence, on la connaît bien et depuis très longtemps dans nos quartiers», souffle ce responsable de développement commercial. Originaire de Clermont-Ferrand, il a grandi dans le «quartier le plus chaud» de la ville. Alors qu'en 2016, des millions de citoyens battent le pavé contre la loi Travail de Myriam El Khomri, lui, scolarisé dans un lycée de la ville, se découvre «un sens pour le peuple et pour ces questions». «C'est la première fois que j'allais manifester, se souvient-il. À cette époque-là, c'était plus simple. J'étais plus jeune, j'étais au lycée, j'étais entouré de mes copains blancs. Je passais à travers.»

Pourtant, aujourd'hui, il ne se voit plus aller en manifestation. «Je sais très bien comment ça va se passer, j'ai déjà été victime de violences policières: les insultes, les coups. Je sais comment les forces de l'ordre fonctionnent, comment elles pensent. Me faire insulter et frapper gratuitement? Ça ne m'intéresse pas.»

La violence policière exacerbée à l'égard des personnes racisées est une réalité. Les nombreuses affaires de violences policières en sont la preuve. Adama Traoré, Théo, Zyed et Bouna… Ces noms et les destins funestes de ces hommes restent ancrés dans la mémoire collective. «Ça dépasse le cadre des manifestations. Des histoires de types présents au mauvais endroit et au mauvais moment, on en connaît beaucoup trop», commente Mehdi.

Lui non plus n'a pas échappé aux vidéos d'interpellations brutales qui circulent sur les réseaux sociaux. Ce niveau de défoulement de la part des forces de l'ordre le conforte dans ses doutes. «Et ça sera quoi, si moi j'y vais?», s'interroge-t-il.

Imaginaire postcolonial

Julien Talpin, chercheur en science politique au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), constate ce phénomène. «On sait très bien que lorsque les manifestants sont des personnes racisées, la répression est encore plus dure, expose-t-il. C'est normal que ces personnes y réfléchissent à deux fois avant de s'y rendre.»

Selon lui, la violence n'est pas le seul facteur qui peut expliquer la réticence des personnes racisées à manifester. «Le fait que les syndicats n'aient jamais eu véritablement de discours ou de travail politique spécifiquement sur la question raciale, le racisme et les discriminations peut également jouer.» Cependant, Julien Talpin est sans appel: la répression reste un élément important dans cette hésitation à battre le pavé.

Ce ciblage renvoie aux représentations des personnes racisées véhiculées au sein de l'institution policière. Une fois de plus, l'imaginaire colonial est convoqué et ce sont surtout les hommes qui en font les frais. Alors que la femme est sexualisée à outrance, l'homme noir ou arabe, lui, est vu comme un barbare. «La violence serait intrinsèque aux hommes racisés. Cet imaginaire postcolonial est encore très présent dans nos représentations collectives», explique Julien Talpin. Dans les vidéos de violence physique ou verbale à l'encontre de personnes racisées, ce sont bien souvent ces ressorts coloniaux qui ressurgissent.

Ayman* en a fait les frais. «Déjà, dans nos quartiers, on se fait “marbrer” pour peu. Alors en manifestation, laisse tomber.» Le jeune homme originaire de la banlieue lyonnaise reste traumatisé par l'une de ses expériences en cortège, lors du mouvement contre la réforme des retraites –déjà– en 2019. Il en est revenu avec des séquelles: un tir de Flash-Ball dans le bras gauche. «On sent que la banlieue dérange. Ils nous prennent pour des casseurs, tous!»

Se libérer de ses pulsions

Cette image du casseur explose lors du mouvement contre le contrat première embauche (CPE) en 2006, «où il y avait eu une participation importante d'habitants de quartiers populaires et de personnes racisées et où des formes de répression assez forte avaient été effectuées à l'époque», précise Julien Talpin. L'émergence d'une telle figure crée alors une distinction entre ce que le chercheur au CNRS appelle «les manifestants qui viendraient pour des raisons politiques» et «les casseurs, qui viendraient juste pour foutre le bordel».

Évidemment, on sous-entend que, parmi ces casseurs, il y aurait une part importante de personnes racisées. «C'est en lien avec ces représentations là, l'idée selon laquelle les habitants des quartiers populaires profiteraient d'un mouvement social pour libérer leurs pulsions, que l'on va cibler plus particulièrement des personnes qui sont identifiées comme telles», précise Julien Talpin.

Pourtant, les personnes racisées sont autant concernées par cette réforme des retraites que les autres citoyens français. C'est avec frustration que Mehdi décide de ne plus aller manifester. «J'aimerais que ça soit différent, mais je sais pertinemment que s'il y a un problème, c'est sur moi que ça va tomber. Ce n'est pas être parano que de dire ça.»

Le jeune homme aimerait pouvoir montrer son mécontentement face à cette réforme qui repousse l'âge légal de départ à la retraite à 64 ans. Lui estime qu'il a de la chance, qu'il «gagne plutôt bien sa vie», qu'il n'est pas à plaindre. «Je pense à mon père, à ma mère, énumère-t-il. À mon petit frère, qui bosse à l'usine depuis qu'il a 18 ans, sans jamais se plaindre, sans poser d'arrêt maladie. Je pense à mes proches qui ont des boulots pénibles, qui se tuent à la tâche. C'est pour tous ces gens-là que ça m'emmerde de ne pas participer à ces cortèges.»

Des «infractions types»

Avocate au barreau de Paris, Magda El Haitem a déjà été confrontée à des profils de personnes racisées interpellées lors de manifestations. Elle en vient parfois à dissuader ses proches, et surtout ceux qui n'ont pas la nationalité française, de rejoindre les cortèges. «Pour les non-Français, je le déconseille fortement, voire je l'interdis, souligne-t-elle. En plus d'une garde à vue et d'un jugement, ces personnes risquent une expulsion et ces procédures sont très rapides et assez expéditives.»

Sur son compte Instagram, Me El Haitem partage des conseils pour celles et ceux qui souhaiteraient tout de même rejoindre les cortèges. Outre les habituels «retenir le nom et le numéro de son avocat» et préparer ses garanties de représentation, l'avocate précise plusieurs points à respecter pour les personnes racisées. «Ne pas se couvrir le visage, car la dissimulation du visage dans une manifestation est interdite et condamnable», maintient-elle. Magda El Haitem ajoute l'importance de ne jamais aller seul en manifestation. «Privilégiez plutôt les groupes mixtes. C'est horrible de dire ça, mais il faut éviter au maximum d'y aller entre personnes non-blanches.»

Autre élément important, ne rien avoir sur soi de coupant ou qui pourrait être jugé comme une arme. Encore une fois, «c'est une infraction type pour les personnes racisées». Avant d'ajouter: «De même pour l'outrage à agent ou la rébellion. Ce sont des infractions que l'on remet typiquement sur le dos de ces populations. Alors si vous êtes interpellé, restez calme et ne vous débattez pas.»

*Les prénoms ont été changés