France
This article was added by the user . TheWorldNews is not responsible for the content of the platform.

Ces poètes oubliés: Anna Akhmatova

CHRONIQUE - Sous la terreur stalinienne, la «Reine de la Néva» couche sur le papier des mots simples, purs et translucides.

« Le visage d'Anna Akhmatova est la seule chose magnifique qui nous reste au monde », note, juste après la mort de la poétesse, le 5 mars 1966, le poète russe Joseph Brodsky. Et quel visage ! Tout est là : chacun de ses traits reflète cette dignité tragique, cette puissance volcanique qu'Anna Akhmatova incarnait.

Durant la Grande Terreur, « exilée de l'intérieur », elle est malgré elle, devenue la voix du peuple russe opprimé. Ses armes ? Des mots et des phrases simples. Rompant avec le symbolisme, celle que l'on surnommait « la Reine de la Néva » a donné ses lettres de noblesse aux choses du quotidien, alliant concision et sobriété. Dans une langue poétique cristalline et musicale, elle construit ses rimes en souplesse. Tout semble limpide, évident.

La voix du peuple russe

Anna Akhmatova naît au sein de la Russie impériale, en 1889 à Odessa, au bord de la Mer Noire. Sa famille s'installe l'année suivante à Tsarskoïe Selo, non loin de Saint-Pétersbourg. Anna y apprend le français et dévore les œuvres de Pouchkine. Ses professeurs lui font aussi découvrir Verlaine, Baudelaire et les grands auteurs Grecs. Très tôt, elle décrète qu'elle veut écrire des poèmes. Son père, ingénieur naval, ne s'y oppose pas, à condition qu'elle trouve un pseudonyme, afin de ne pas « salir » son patronyme, Gorenko. Elle choisit ainsi comme nom de plume celui de sa grand-mère tatare : Akhmatova.

À lire aussiRussie, d’Antony Beevor: comment la Russie est devenue l’URSS

En 1910, elle épouse le poète Nikolaï Goumiliev, fondateur du mouvement poétique appelé « acméisme », qui prône la clarté latine en opposition au flou du symbolisme. Ses premiers recueils, Le Soir (1912) et Le Rosaire (1914), où elle décrit les premiers balbutiements d'une relation entre un homme et une femme, la rendent célèbre.

Lorsque la nuit j'attends son arrivée, / Il semble que la vie ne tient plus qu'à un fil. / Que valent honneurs, jeunesse, liberté, / Devant la chère visiteuse avec sa flûte

Lors de la Révolution de 1917, Anna Akhmatova a 29 ans. Elle aurait pu quitter son pays, mais la poète choisit de rester. Une façon de sceller son destin à celui du peuple russe, victime de la folie d'un homme - qu'Anna surnommait « Le Moustachu ». La jeune femme fait alors partie de cette génération de poètes de l'« Âge d'Argent » : Ossip Mandelstam, Sergueï Essenine, Alexandre Blok, Vladimir Maïakovski, Boris Pasternak et Marina Tsvetaïeva… Autant d'immenses talents qui connurent, presque tous des destins dramatiques. Anna fut l'une des seules à échapper au rouleau compresseur de l'ère soviétique, impuissante témoin de la disparition, les uns après les autres, de ses proches.

En 1921, son mari est fusillé pour « activités anti-bolchéviques ». Ses maris, ses amants, puis son fils, sont tour à tour fusillés, emprisonnés, déportés. Anna est constamment traquée, surveillée et, surtout, interdite de publication.

À lire aussiFrançoise Thom: «Comme toujours en Russie, cela finira par une nouvelle autocratie»

Alors Akhmatova compose la nuit. « Lorsque la nuit j'attends son arrivée, / Il semble que la vie ne tient plus qu'à un fil. / Que valent honneurs, jeunesse, liberté, / Devant la chère visiteuse avec sa flûte », écrit-elle. Le matin, elle récite ses poèmes à son amie Lydia Tchoukovskaïa, qui mémorise chaque vers. La « Reine de la Néva » fait ensuite disparaître ses écrits, qu'elle brûle avec ses cigarettes. Ses proches, à l'instar de Lydia, deviennent ainsi des recueils vivants de poésie.

Quand elle n'écrit pas, Anna Akhmatova attend dans l'interminable queue de « Kresty » (« Les Croix »), la prison de Léningrad. Comme des milliers de mères russes dont les enfants se trouvent derrière ce mur « aveugle et rougi », elle apporte à son fils, Lev, vêtements et nourriture. Ce dernier y restera une vingtaine d'années. Requiem, qui raconte le sort réservé aux mères qui attendent des nouvelles des disparus en URSS, ne sera publié que trente ans plus tard.

Un texte d'Anna Akhmatova: «L'églantier fleurit et autres poèmes»

À Alexandre Blok

Je suis allée voir le poète.
À midi pile. Dimanche.

Pas de bruit dans la vaste chambre,
Aux fenêtres, le gel.

Un soleil cramoisi se dégage
Des floches de fumée grise...
Sur moi, mon hôte taciturne
Pose un regard si clair !

Des yeux pareils, pour sûr, se gravent
Dans toutes les mémoires ;
Pour moi, prudente, je préfère
N'y pas plonger les miens.

Je me rappelle nos paroles,
Midi, la brume, ce dimanche,
Dans la haute maison grise
À l'embouchure de la Néva.

(Janvier 1914, traduit du russe par Marion Graf et José-Flore Tappy)

«Requiem, Poème sans héros et autres poèmes»

Les uns échangent des caresses de regards,
Les autres boivent jusqu'aux premières lueurs,
Mais moi, toute la nuit, je négocie
Avec ma conscience indomptable.

Je dis : « Je porte ton fardeau,


Et il est lourd, tu sais depuis combien d'années. »
Mais pour elle le temps n'existe pas,
Et pour elle il n'est pas d'espace dans le monde.

Voici revenu le sombre soir du carnaval,


Le parc maléfique, la course lente du cheval,
Le vent chargé de bonheur et de gaieté,
Qui s'abat sur moi des pentes de ciel.

Au-dessus de moi, un témoin tranquille


Montre sa double corne... Oh, m'en aller,
Par la vieille allée du Pavillon chinois,
Là, où l'on voit des cygnes et de l'eau morte.

Novembre 1935, traduit du russe par Jean-Louis Backès