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Comment intégrer les savoirs oraux à Wikipédia?

Temps de lecture: 4 min

Recette à suivre à la lettre pour faire un bon article Wikipédia: mixer de très nombreux internautes curieux avec d'anciens wikipédiens vigilants et mélanger le tout avec de solides sources écrites secondaires. Et si on y ajoutait des sources orales pour une fois?

Trop pimenté pour la communauté wikipédienne qui s'y refuse pour le moment. «Cela fait une dizaine d'années qu'on se demande s'il ne faut pas les intégrer, raconte Mourad, qui enrichit l'encyclopédie depuis 2005. Le hic, c'est qu'elles sont invérifiables. Quelle valeur et quelle légitimité peut avoir une histoire racontée par un grand-père dans un pays d'Afrique ou le témoignage d'un anonyme? Le risque, c'est que n'importe qui pourrait dire que quelqu'un lui a raconté quelque chose… et le mettre dans Wikipédia!»

C'est là où le bât blesse. Se reposer uniquement sur des sources écrites secondaires sérieuses et reconnues assure la fiabilité d'une information… Mais cela entre en contradiction avec la transmission orale du savoir pratiquée dans certaines régions du monde. «À Wikipédia, nous avons cinq principes fondateurs qui sont intangibles, rappelle Mourad. Et parmi eux, il y a le principe de vérifiabilité de l'information. On synthétise les sources fiables sur un sujet, pas un savoir inédit proposé par une personne.» Et par source fiable, l'encyclopédie entend principalement les publications universitaires, celles des maisons d'édition et des journaux reconnus et respectés.

Une impasse?

La communauté de Wikipédia a beau avoir conscience que son fonctionnement laisse de côté les savoirs oraux, elle n'a pas toujours une réponse précise à apporter à cette problématique. «Personnellement, je n'ai pas trouvé de solution, regrette Florence Devouard, ancienne présidente de la Wikimedia Foundation. Ça a été discuté des centaines de fois, on a essayé certaines choses, mais ça ne concorde pas vraiment avec notre fonctionnement.»

Marie-Noëlle Doutreix, chercheuse qui travaille sur Wikipédia, abonde dans le même sens: «Des réflexions sont menées pour que les sociétés basées sur des sources orales puissent être mieux intégrées dans l'encyclopédie. C'est un sujet intéressant, qui s'intègre dans une réflexion importante menée par la Wikimedia Foundation autour de l'inclusivité, mais il est difficile d'adapter l'encyclopédie à l'oralité.» En un mot comme en cent, même avec la meilleure volonté du monde, difficile pour Wikipédia, après vingt-deux ans d'existence, de faire reposer la fiabilité de son contenu sur l'oralité.

Pas seulement un problème d'oralité

Les sociétés dont l'information repose davantage sur l'oralité accumulent les obstacles à leur intégration sur Wikipédia. «Si l'on prend l'Afrique, où la tradition orale est encore présente dans certaines régions, les sources locales écrites sont souvent difficilement accessibles; les thèses ne sont, par exemple, pas toujours numérisées, détaille Florence Devouard. Et, en plus, ces sources ne sont pas toujours connues des wikipédiens, souvent originaires d'une autre région du monde.»

À ces difficultés d'accès aux travaux universitaires, peut se rajouter un problème d'accès aux sources médiatiques, qui ne sont pas toujours archivées ou numérisées. Tous ces obstacles sont accentués par le prix de la connexion internet, qui, selon la localisation, peut atteindre des prix exorbitants.

Qu'elles soient orales ou écrites,
les sources venant de populations
qui perdent peu à peu leur langue
ont de grandes chances d'être absentes de l'encyclopédie.

Le problème lié aux sources orales peut être plus profond quand la langue en question est en train de disparaître ou qu'elle n'est parlée que par une poignée d'individus… qui ne savent parfois plus l'écrire. En 2015, Rémy Gerbet a commencé un service civique à Wikimédia France visant à favoriser la visibilité des communautés linguistiques minoritaires sur Wikipédia.

À l'occasion d'un événement organisé par Wikimédia à Strasbourg, il fait l'expérience directe des difficultés de cette prise en compte. «Les locuteurs ne connaissaient pas toujours l'orthographe de leur langue, s'étonne encore Rémy Gerbet, aujourd'hui directeur exécutif de Wikimédia France. C'est un vrai enjeu de participation pour Wikipédia en France que d'intégrer des gens qui ont perdu la forme écrite de leur langue.» Les langues régionales ayant longtemps été interdites en France, leurs locuteurs, souvent âgés, ont appris la langue sans trop savoir l'écrire.

Qu'elles soient orales ou écrites, les sources venant de populations qui perdent peu à peu leur langue ont donc de grandes chances d'être absentes de l'encyclopédie. Face à ce problème, une solution pour ne pas invisibiliser ces langues régionales a été trouvée. «En 2016, on a développé Lingua Libre, une médiathèque linguistique participative, détaille Rémy Gerbet. On peut y enregistrer des textes et un robot ajoute ça à Wikipédia. C'est évidemment plus une question de documentation que de sources, mais c'est un premier pas vers plus d'oralité.»

Créer des «Wikipédias qui s'adaptent»

La Wikimedia Foundation nous assure prendre en compte l'oralité ainsi que, de façon plus générale, toutes «les communautés qui ont été laissées de côté par les structures de pouvoir et de privilège». Cette structure créée pour gérer les questions juridiques, techniques et financières des projets gravitant autour de Wikipédia a accordé des subventions à plusieurs initiatives axées autour de cet objectif.

Elle soutient la «Wikimedia Community User Group Malaysia» qui vise à documenter les histoires orales et la culture des groupes autochtones locaux ou encore «AfroCROWD», projet de collecte et d'enregistrement des connaissances orales des communautés de la diaspora africaine.

Pour observer plus en détail la prise en compte de l'oralité dans l'encyclopédie, Rémy Gerbet conseille de se pencher sur Wikipédia en langue atikamekw, une version régie par un peuple autochtone du Québec. Les Atikamekw Nehirowisiwok ont leur propre version grâce à ce projet lancé en 2016 et qui a, depuis, été élargi au Canada à d'autres Wikipédias autochtones.

Cette alternative est «partie de zéro, avec ses propres règles, comme le fait que les sources orales y sont perçues comme fiables», raconte le directeur exécutif de Wikimédia France. L'authenticité d'un savoir sur «Wikipédia Atikamekw Nehirowisiw» peut ainsi passer par la mention d'un aîné qui l'a raconté.

L'organisation même des articles peut être différente. La forme narrative d'une histoire peut venir remplacer l'utilisation du plan classique des articles de l'encyclopédie en ligne, organisés en sections thématiques. «On peut donc créer des wikis qui s'adaptent, conclut Rémy Gerbet. Mais c'est plus facile de le faire sur de nouveaux projets de Wikipédia, plutôt que de changer les règles qui sont à la base de l'encyclopédie.»