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Coupe du monde 2022 : De la fan-zone pour ouvriers au musée de l’Esclavage, la timide rédemption du Qatar

De notre envoyé spécial à Doha,

Mohammed est chauffeur et vient du Bangladesh. 14 ans qu’il écume les routes de Doha de jour, de nuit, dans un sens et dans l’autre. Il les connaît désormais si bien qu’il peut se permettre quelques facéties au volant. Du genre regarder un match de foot sur son téléphone en conduisant.

« Ça ne vous dérange pas si j’enlève mon GPS pour mettre Qatar - Pays-Bas ? De toute façon, je connais bien le chemin, je vais souvent à Asian Town ». Asian Town est un centre de divertissement communautaire planté dans la zone périphérique de la capitale, lieu de vie des travailleurs migrants, à une grosse demi-heure de voiture des gratte-ciel de West Bay.

On y trouve un centre commercial géant et un stade de cricket transformé en fan-zone à l’occasion de la Coupe du monde. Ici, il n’y a que des hommes. Bengalis, Kényans, Népalais, Indiens, Philippins – liste non exhaustive – suivent religieusement le dernier match du pays hôte, déjà éliminé. « Leur » pays. « Ça fait sept ans que j’habite ici, nous dit Joël, même pas la trentaine. Donc j’ai l’impression de faire partie de ce pays. » Il n’est pas seul. Quand le Qatar a une vague occasion de marquer, les bras s’agitent et les voix s’élèvent jusqu’à couvrir celles des commentateurs. Quand l’équipe encaisse un premier but, c’est l’inverse. Des « oh », des mécontents qui se lèvent et un silence de cathédrale sur la pelouse et dans les tribunes du stade.

Le prix des billets prohibitif pour la plupart des travailleurs migrants

Ici, tout le monde a une bonne raison de soutenir la sélection qatarienne. Paul, électricien originaire du Kenya. « Je parie sur mon équipe, comme ça, je suis encore plus impliqué dans le match. J’ai misé sur une victoire du Qatar, il y a 1-0 pour les Pays-Bas. Mais mon ami, c’est du football, tout peut arriver. » Pas cette fois : les Néerlandais s’imposeront 2-0 et Paul perdra sa mise, comme s’il n’y avait pas assez de déceptions pécuniaires pour les migrants de Doha. 

La plupart ne pourront pas assister à un match de Coupe du monde dans ces stades bâtis à la force de leurs mains et au prix de vies trop nombreuses. « Ça aurait été un rêve, regrette Mohan, ouvrier bengali rémunéré 350 riyals qataris par mois (même pas 100 euros), alors que le salaire minimum est fixé à 1.000 riyals depuis 2020. Mais la place était à 800 riyals, c’est bien trop cher. J’espère réussir à regarder un match dans l’un d’entre eux après le Mondial. »

Au coeur de la fan-zone d'Asian Town
Au coeur de la fan-zone d'Asian Town - W.Pereira

Pour se donner bonne conscience, les organisateurs du tournoi ont tout de même organisé le transport de travailleurs indiens, seuls ou en famille, jusqu’au stade Al Bayt, celui où se jouait Qatar - Pays-Bas. Selon un journaliste du New-York Times, tous ont pu y accéder, mais, sans place attitrée, beaucoup ont erré dans les tribunes dans l’espoir de trouver où s’asseoir. La gratitude semble être un concept encore mal maîtrisé au Qatar. Le même NY Times relevait en début de semaine la disparition d’une fresque de photos de travailleurs étrangers érigée devant le stade de Lusail en guise d’hommage. Mais une fois la compétition lancée, le mur a laissé place à une entrée VIP. Tristement symbolique.

Okay, things not going that smoothly. These guys were bussed in today and told they had free entry into the Qatar game. They are in the stadium but now they have no seats. All construction workers from India. And some families, too. pic.twitter.com/c4unntTz7A

— tariq panja (@tariqpanja) November 29, 2022

Reconnaissons néanmoins au Qatar d’essayer de se confronter à son passé peu glorieux. Le président du Comité suprême en charge de l’organisation de la Coupe du monde, Hassan Al-Thawadi, a pris tout le monde de court en estimant à « 400-500 » le nombre de morts sur les chantiers dans le pays sur la période 2014-2022. Un chiffre finalement fixé à 414 par les organisateurs, encore très loin des 6.500 décès évoqués par le Guardian. « Un décès, c’est déjà trop », ajoutait Al-Thawadi afin d’alimenter son acte de bonne foi.

Les leçons du musée de l’Esclavage

La repentance qatarienne a aussi sa vitrine. En s’enfonçant dans le quartier historique de Msheireb, on tombe facilement sur l’ancienne maison d’un négrier du XIXe siècle, Ben Jelmood, reconvertie en musée de l’Esclavage. Fort instructive, l’exposition traverse les ères et les civilisations pour dresser un tableau complet de l’esclavagisme. Là où il y a critique du Moyen-Orient, celle de l’Occident n’est jamais bien loin. Le musée rappelle ainsi à juste titre que la traite transatlantique des Noirs était d’une tout autre ampleur que le marché qui s’est établi de l’Afrique de l’Est vers la péninsule arabique.

Même relativisme à l’heure d’évoquer « les abus de la kafala [qui] affectent un grand nombre de migrants » au Qatar : la photo d’ouvriers en train de déjeuner sous le cagnard de Doha est surplombée d’images de travailleurs migrants exploités dans les champs britanniques et américains. A la fin, le musée finit tout de même par assumer pleinement ses torts sans détour. « Beaucoup d’ouvriers du secteur de la construction, dans les régions du monde en voie d’industrialisation rapide, notamment le Golfe, sont considérés comme des esclaves contractuels. »

Le mea culpa du musée de l'Esclavage et les critiques envers l'occident
Le mea culpa du musée de l'Esclavage et les critiques envers l'occident - W.Pereira

Difficile cependant d’attester de la sincérité de la démarche. Et au fond, Doha s’en fiche un peu. « Est-ce que le Qatar a vraiment envie d’avoir l’assentiment des opinions publiques internationales ? s’interroge Quentin Müller, auteur de Les Esclaves de l’homme-pétrole, aux éditions Marchialy. Il y a une histoire de rayonnement, d’image, ils veulent montrer qu’ils sont meilleurs que le Bahreïn, les Emirats, la grande Arabie saoudite. » La course aux droits humains n’y échappe pas.

La fan-zone, havre de paix

A la fan-zone, ouvriers, livreurs et agents de sécurité ne sont dupes de rien. Ils savent que la Coupe du monde n’est pas pour eux. De même qu’ils savent qu’Asian Town, ses cinémas et ses salles de spectacle n’ont pas été bâtis par gaîté de cœur, mais pour détourner leur regard du centre de Doha. Plus on réussit à cacher de travailleurs, mieux c’est. La fan-zone du terrain de cricket suit la même logique : on vous donne de quoi vous amuser, vous restez ici, et tout le monde passe une bonne Coupe du monde. Joël semble s’en accommoder.

« C’est mon 3e match, je viens ici après le boulot, je me pose tout seul sur la pelouse, je mets mes écouteurs pour atténuer le bruit des enceintes. Ça me permet de me relaxer dans un espace que je ne peux pas vraiment avoir chez moi. Mon logement est petit. »

Plus loin, on joue au foot. Un 5 vs 5 s’organise sur un petit terrain aménagé au centre, mais le ballon est vite confisqué. « Après le match de 22h, mais pas avant. » Alors Abdul-Raheem et ses amis se rabattent sur un tennis-ballon, puis un jeu de slalom en conduite de balle. « Je viens jouer tous les jours tant que c’est possible, il faut jouer un maximum pour progresser », nous dit ce jeune chauffeur de 21 ans qui ambitionne toujours de devenir footballeur professionnel.

« J’ai tapé à la porte d’Al-Rayyan et Al-Gharafa, regardez [il montre son portable] j’ai des numéros d’entraîneurs. Mais ils ne veulent ni me prendre à l’essai ni me faire passer d’entretien. » Un peu plus tard, on salue ce beau monde et on saute dans le premier taxi dispo. Le temps presse. Dans une heure se joue Angleterre-pays de Galles au stade Ahmad bin Ali, bâti par ces ouvriers qui n’en verront pas la couleur.