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Crise des retraites : le maintien de l’ordre face aux (très rudes) défis de la fuite en avant

Manifestation contre la réforme des retraites.

© PHILIPPE LOPEZ / AFP

Risque de chaos

Le bras de fer engagé par le président de la République avec les syndicats et les oppositions soumet les forces de l’ordre à des épreuves complexes, aussi bien pour garantir la sécurité des personnes et des biens lors des manifestations qu’au quotidien.

Bertrand Cavallier est général de division (2S) de gendarmerie. Spécialiste du maintien de l’ordre et expert international en sécurité des Etats, il est notamment régulièrement engagé en Afrique. Le général Bertrand Cavallier est l'ancien commandant du Centre national d’entraînement des Forces de gendarmerie de Saint-Astier. 

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Face à la crise actuelle et à son fort potentiel d’explosion sociale, l’intérêt général impose de préserver l’ordre républicain. Les forces spécialisées ont ainsi un rôle central dans le maintien de l’ordre, maintien dans lequel il ne saurait y avoir de retour à une gestion normalisée de la crise.

Dans ce contexte où le politique se doit de pouvoir « reprendre la main », l’impératif premier est de prévenir la généralisation du chaos. Ce qui oblige à maintenir l’ordre républicain dans la rue, de garantir l’intégrité physique des organes institutionnels mais aussi de bâtiments administratifs, de bien sûr interdire toute malveillance contre les personnes en charges de mandats politiques, de neutraliser les blocages qui empêchent la relance d’une économie déjà sérieusement malmenée.

Cette mission fondamentale est celle dévolue aux forces de sécurité intérieure, dont pour ce qui concerne la gestion des troubles majeurs, les forces spécialisées dans le maintien de l’ordre, soit la gendarmerie mobile et les CRS.

Le maintien de l’ordre doit être considéré comme une fonction centrale de l’Etat visant à garantir la cohésion du corps social, soit la nation, sur le fondement des valeurs communes. Cette vision procède d’un cheminement politique qui s’inscrit dans l’histoire récente et qui relève tant d’un grand pragmatisme -je dirais même d’un processus sociétal-, que d’une réflexion philosophique.

C’est à partir de cette conception politico-philosophique que l’on peut dégager, selon une relation de causalité, le socle doctrinal actuel.

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Cette conception émerge lors de la révolution française notamment au travers de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen du 26 août 1789 en son article 12 et du décret du 3 août 1793 qui définit la force publique et les modalités de son emploi. Citons cet article 12 : « La garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée. »

La volonté des révolutionnaires fut donc d’emblée d’attribuer à la force publique le rôle essentiel de protecteur des droits et libertés.

La conception du maintien de l’ordre prend un nouvel essor à la fin du XIXème siècle sous l’impulsion de politiques de la mouvance progressiste, au premier titre Georges Clemenceau, non sans débats passionnés. L’on considère alors que l’évolution de la société, l’expression des revendications sociales, l’équilibre entre les impératifs de l’ordre public et l’exercice des libertés publiques, exige une nouvelle approche du maintien de l’ordre.

Cette approche voit sa concrétisation au lendemain de la première guerre mondiale par la création d’une force spécialisée en matière de maintien de l’ordre, soit les pelotons de garde mobile qui deviendront la gendarmerie mobile. 

En 1944 sont créés les CRS à partir des GMR (Groupes mobiles de réserve), permettant ainsi à la France de disposer d’une deuxième force spécialisée au sein de la réserve générale du gouvernement.

La France est ainsi le premier Etat à faire ce choix qui s’avérera particulièrement pertinent dans un pays marqué par une culture de la manifestation violente, mais également de plus en plus imprégné par la recherche d’une solution négociée des conflits.

Corrélativement, s’élabore le cadrage de l’emploi de la force publique. Contrairement à ce qui a pu être avancé lors de la crise des gilets jaunes, pour masquer des ratés opérationnels, ainsi que certaines dérives dans l’usage de la force, la doctrine des forces de maintien de l’ordre obéit toujours à trois principes fondamentaux bien stabilisés :

- l’emploi privilégié des forces spécialisées (Gendarmerie mobile, CRS), selon une logique de métier ;

- l’emploi proportionné de la force et en cas d’absolue nécessité (gradation de la réponse, réversibilité pour permettre la désescalade…) ;

- le maintien à distance, qui n’exclut pas, en tant que de besoin et de façon très pesée, des actions offensives pour notamment interpeller des individus auteurs de violences caractérisées.

Un sur-emploi des forces de maintien de l’ordre qui pourrait déstabiliser le dispositif global de sécurité 

Les forces spécialisées dans le maintien de l’ordre sont soumises depuis quatre ans à un sur-emploi que leur renforcement (recréation de 11 unités de forces mobiles dont 7 escadrons de gendarmerie mobile) ne pourra pas réduire de façon significative. N’oublions pas que pour ce qui concerne la seule gendarmerie mobile, un quart de ses effectifs est engagé en permanence dans les départements et collectivités d’Outre-mer, compte-tenu notamment du haut niveau de délinquance qui sévit dans une partie d’entre eux, des troubles récurrents qui prennent une tournure explosive, comme à Mayotte.

Il y a là un risque d’usure tant au niveau collectif qu’individuel, qui peut notamment altérer le sang froid et la parfaite maîtrise exigés dans l’exercice de la mission, s’agissant plus particulièrement du bon usage de la force. Or, gendarmes et policiers évoluent désormais sous la pression d’une sur-visibilité qui s’est progressivement systématisée par l’enregistrement de tous leurs faits et gestes, au moyen premier d’un Iphone. Cette sur-visibilité est hautement médiatique de par la présence des équipes de tournage des chaînes d’information en continu, mais aussi par les canaux formels mis en place par des médias avec ces « journalistes citoyens ». Elle est aussi perçue par les gendarmes et policiers, sur fond de guerre informationnelle, comme une stratégie des mouvances activistes pour stigmatiser les forces de l’ordre, et par l’utilisation de l’image, via notamment les réseaux sociaux, conditionner l’opinion publique, notamment la partie la plus jeune, et ainsi peser sur le politique. 

Bien évidemment, tout manque de maîtrise, même individuel, est savamment exploité. Dans les stratégies mises en oeuvre par des opposants à un projet particulier, il s’agit par là, en combinant techniques de provocation et usage des images, d’agir sur les centres de gravité du pouvoir en place, soit de neutraliser sa volonté dans la mise en oeuvre d’un projet ou d’une politique donnés. Le cas de la contestation de la bassine de Sainte-Soline dans les Deux-Sèvres est très représentatif de cette nouvelle réalité.

Ce questionnement des membres des forces de l’ordre résulte aussi du sentiment selon lequel il y a un déséquilibre entre les moyens dont ils disposent (moyens de forces intermédiaires) et les armes par destination utilisées par les éléments radicaux, les activistes tels que ceux ayant affronté les gendarmes mobiles durant la ZAD de Notre-Dames-des-Landes. Si depuis le drame de Sivens, il a été décidé de supprimer les grenades offensives des dotations des gendarmes, et concernant également les CRS, les grenades lacrymogènes instantanées (GLI) au motif qu’elles recelaient de l’explosif, l’on relève, dans le même temps, dans certains mouvements de contestation, une systématisation de la détention de cocktails molotov, mortiers, boules de pétanques piégées, herses affûtées, arbalètes de circonstances, bouteilles contenant de l’acide…qui semble banalisée.

De surcroît, la réactivité de la chaîne pénale ne semble pas toujours assurée. Il ne s’agit pas ici de douter de l’engagement de la justice. Pour autant, l’on peut s’interroger sur l’attitude de certains magistrats peu enclins à poursuivre au motif qu’ils considèrent la participation à un attroupement réprimée par l’article 431-4 du Code pénal, comme un délit politique. Or cette impunité de fait, alors que l’infraction est très aisément qualifiable, de personnes refusant d’obtempérer aux sommations : « Attention ! Attention ! Vous participez à un attroupement. Obéissance à la loi. Vous devez vous disperser et quitter les lieux. » n’est pas acceptable. Elle ne l’est pas sur le principe même de l’application de la loi. Elle est également critiquable au motif qu’elle entrave la liberté d’action des forces de l’ordre pour agir contre des éléments violents qui mettent à profit la présence de cette masse de manifestants pour mieux perpétrer leurs méfaits. Dans ce cas d’ailleurs, dès lors que ces activistes sont armés, ils relèvent de l’article 431-5 qui dispose que « Le fait de participer à un attroupement en étant porteur d'une arme est puni de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 € d’amende. Si la personne armée a continué volontairement à participer à un attroupement après les sommations, la peine est portée à cinq ans d'emprisonnement et à 75 000 € d’amende ». L’arsenal répressif est donc suffisamment fourni, d’autant qu’il a été consolidé par la loi n° 2019-290 du 10 avril 2019 « visant à renforcer et garantir le maintien de l'ordre public lors des manifestations », dite « loi anti-casseurs ».

Ce que l’on dénomme comme la judiciarisation du maintien de l’ordre doit donc être optimisé. S’il est normal de sanctionner des manquements graves au sein des forces de l’ordre, il est tout aussi attendu, selon la logique de l’Etat de droit, que l’on puisse mieux sévir contre des individus radicaux, souvent professionnels de l’action violente, de façon à mieux dissuader de tels comportements, à l’instar de ce que certains pays ont su développer pour réduire l’hooliganisme. Les dispositifs de maintien de l’ordre déployés notamment par la gendarmerie comportent désormais une composante « imagerie » qui vise à consolider les éléments de preuve apportés aux magistrats quant à des comportements délictuels. Elle permet également à ne pas subir la manoeuvre informationnelle orchestrée par des opposants qui s’avère de plus en plus centrale dans l’effet final recherché qui est éminemment politique. 

Pour revenir au sur-emploi des forces, il fragilise également les unités de gendarmerie mobile ou les CRS car, contrairement aux objectifs très cohérents affichés lors des travaux du Beauvau de la Sécurité, ceux concernant la formation ne sont pas respectés eu égard aux besoins opérationnels. De façon récurrente, des escadrons sont ainsi déprogrammés de leur cycle de recyclage organisé au sein du Centre National d’entraînement des forces de gendarmerie de Saint-Astier. La complexité croissante des engagements opérationnels, dus notamment au niveau de violence constatée, mais également à une exigence inédite en matière de comportement des forces de l’ordre, sans évoquer l’impératif d’efficacité tactique attendu par le donneur d’ordre politique, imposerait même de consolider la formation. Certes, la culture militaire de la gendarmerie mobile, la grande expérience de son encadrement, constituent une garantie, notamment pour la discipline dans l’usage de la force. La singularité des CRS contribue également à cela. Cependant, en cas de contentieux, l’Etat pourrait devoir fournir des explications à la justice, sur le maintien en condition opérationnelle d’une unité donnée.

Une autre conséquence notable du sur-emploi des unités de gendarmerie mobile et des CRS est leur désengagement d’autres missions, en renfort des unités territoriales, dans le cadre de la lutte contre la délinquance (missions de sécurisation), ou en appui de la police de l’air et des frontières dans la lutte contre l’immigration clandestine (LIC). On pourra toujours se satisfaire du fait que les zones dites de non droit  bougent peu, car mettant à profit cette aubaine de la diminution de la présence sécuritaire, pour développer leurs activités de trafics en tout genre. Cependant, quelles seraient les capacités de l’Etat dans l’hypothèse d’une concomitance de crises graves relevant tant de revendications sociales que de menaces sur fond de fractures culturelles exploitées par des organisations criminelles aux capacités croissantes du fait notamment de l’essor du trafic de stupéfiants ?

Cette prise de conscience des limites des forces de l’ordre doit inciter au retour d’un esprit de responsabilité à tout niveau, y compris au sein de la population. La préservation de la cohésion du corps social est aujourd’hui en péril, dans un contexte lourd d’incertitudes géopolitiques, financières, économiques… L’esprit de concorde doit prévaloir, loin de débats politiciens qui procèdent de calculs court-termistes. Le devoir d’un discours de vérité a rarement été aussi impérieux.

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