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Des offrandes et pas de selfies: bienvenue à la Fête des fantômes de Singapour

Temps de lecture: 10 min

À Singapour.

Il y a une dizaine d'années, j'arpentais Orchard Road, principale et scintillante artère commerciale de Singapour. La nuit tombait et je profitais d'un peu de fraîcheur bienvenue quand deux jeunes femmes ont attiré mon attention. Une boutique de luxe en toile de fond, l'une tenait son smartphone au bout de son bras tendu, souriant à la caméra. La deuxième a alors bondi pour l'empêcher de prendre un selfie: «No, lah!» Pendant un bref instant, son amie a eu l'air stupéfait, avant d'éclater de rire. «Aiyo! I forgot about the ghosts!» («Aiyo! J'avais oublié les fantômes!»).

Leur échange m'a interloquée. Je n'avais que récemment posé mes valises en Asie, mais l'omniprésence du téléphone portable dans les mains singapouriennes ne m'avait pas échappé. Le «petit point rouge» affiche même le taux de pénétration du smartphone le plus élevé au monde. Sans surprise, le selfie est une passion nationale. Pas un dîner au restaurant qui ne soit interrompu vingt fois pour que soit prise la pose. De bon matin, dans le métro, les visages encore embrumés se lissent d'un coup et se fendent d'un sourire pour le premier (on ose l'espérer) autoportrait de la journée avant d'arriver au bureau.

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À quoi faisaient allusion ces deux femmes? Je me suis empressée de poser la question à une collègue. «Elles avaient peur des fantômes affamés, bien sûr! Ils pourraient te hanter si tu prends un selfie.» Je n'étais guère plus éclairée. Lucy, Malaise d'origine chinoise, a donc entrepris de m'expliquer que la Fête des fantômes (Hungry Ghost Festival) s'ouvre chaque année le jour de la pleine lune du septième mois du calendrier chinois (à la mi-août en 2023) et dure un mois.

Offrandes et bâtons d'encens sont déposés pour apaiser et guider les âmes égarées. | missbossy via Flickr

Les portes de l'enfer restent ouvertes un mois

Cette fête trouve ses racines dans des croyances religieuses taoïstes et bouddhistes; c'est sous la dynastie Tang (618 à 907) qu'elle s'est vraiment développée et imposée. Très observée en Chine et par les diasporas chinoises de l'Asie du Sud-Est, elle porte des noms différents selon les pays.

«Les portes de l'enfer s'ouvrent pendant un mois et il faut apaiser les esprits qui rôdent. Ce sont des ancêtres dont on a arrêté de célébrer la mémoire, des victimes de morts violentes ou simplement des âmes égarées.» Pour les amadouer et les dissuader de commettre des atrocités, on les nourrit et on les divertit. Au coin de certaines rues (on favorise les carrefours, les esprits peuvent facilement s'égarer) sont improvisés de petits autels avec en guise d'offrandes des fruits, de petits flacons de yaourts à boire (pour les tout-petits) et des bâtonnets d'encens plantés dans de petits gâteaux de couleurs vives.

Lucy m'explique que le nombre de bâtons dépend des attentes: trois pour la chance et la prospérité, cinq pour la protection de la famille, sept pour une spiritualité épanouie, neuf pour le succès. J'ai proposé d'en mettre quatre, mon chiffre porte-bonheur. Lucy s'est étouffée: c'est celui de la mort! Les Chinois sont tétraphobes, c'est une information qui m'a été utile par la suite: comme 76% des Singapouriens sont d'origine chinoise, le loyer d'un appartement au n°42 ou 34 d'une rue est tout à fait négociable –je vis aujourd'hui au 14e étage, ce qui, en mandarin, se prononce comme «va sans doute mourir»... un jour, ça ne fait aucun doute.

Le rouge et le noir

Gare à ne pas piétiner ces offrandes ou les insectes qui viennent faire bombance de ces victuailles exposées en plein soleil tropical: cela déclenche l'ire des fantômes. «Si ça t'arrive par mégarde, excuse-toi tout de suite.» Auprès des fourmis ou des esprits?

Dans les quartiers résidentiels populaires, on peut voir de larges tables couvertes de nappes rouges ou noires (les couleurs qui attirent les fantômes, il faut donc éviter de les porter), sur lesquelles sont déposées les mêmes gourmandises que sur les autels, auxquelles peut venir s'ajouter un cochon de lait.

Papiers de prière, fausse monnaie et effigies variées sont brûlés pour honorer et apaiser les esprits. | Andrew M. Annuar via Flickr

En plus de ces casse-croûtes, les fantômes semblent avoir des exigences matérielles: dans des bidons de métal, on brûle de la fausse monnaie («hell money», soit les «billets de l'enfer») et des effigies de papier. Celles-ci ont quasiment remplacé les papiers de prière et rivalisent de créativité: attaché-case, voiture de course, ordinateur, mah-jong , robe de cérémonie, personnel de maison (vous avez mérité votre repos éternel), trousses de toilette, vélo grandeur nature, coffret de spiritueux, bijoux clinquants ou fausses canettes de bière… Le choix est pléthorique. Si votre grand-mère aimait cuisiner ou coudre des vêtements, vous trouverez de quoi la rendre heureuse dans l'au-delà.

Voilà qui explique les papiers calcinés et les feuilles qui volettent par dizaines avant de joncher le pavé habituellement dépourvu de détritus des rues de Singapour –moins rutilantes que celles du Japon ou de la Suisse, mais assez pour donner à un Parisien l'impression d'avoir été catapulté dans une dimension parallèle. Après les avoir nourris et guidés, il faut enfin divertir les esprits.

Opéra chinois

Je viens de vivre ma dixième Fête des fantômes. Elle s'achève à peine et je réalise que je n'ai jamais questionné mes amis singapouriens sur leur propre expérience. «J'ai le souvenir d'être allée, enfant, au début des années 1990, voir des opéras chinois de rue avec ma grand-mère pour le Hungry Ghost Festival», partage la journaliste et autrice Yvonne Xu. Il y a surtout les getai, spectacles populaires venus de Shanghai dans les années 1930 (leur nom est dérivé de «gewutuan», qui désignait une troupe de chanteurs et danseurs).

Des actrices d'opéra chinois (ou DaXi) se maquillent avant le début du spectacle. | grungemann via Flickr

«C'est plutôt quelque chose que nos grands-parents et parents appréciaient. La communauté se réunissait autour de ces spectacles populaires», ajoute Jiayu Tong. «J'imagine qu'aujourd'hui, ils sont moins courus par les jeunes. Non seulement l'offre loisir est beaucoup plus étendue, mais de plus, ils sont généralement animés en hokkien.» Ce dialecte chinois est le plus répandu dans la région (Singapour compte quatre langues officielles: l'anglais, le malais, le tamoul et le chinois), mais est peu parlé par les générations actuelles.

Au premier rang de chaque spectacle, on découvre une rangée de chaises vides. «Devine à qui elles sont réservées», me lance Jiayu en souriant. Pour me familiariser avec cette «culture getai» typiquement singapourienne, elle me conseille de regarder la comédie 881 de Royston Tan.

«Dans un getai, il y a une succession de numéros introduits par des animateurs, puis une vente aux enchères qui peut durer des heures.» On y propose des objets variés qui sont censés apporter prospérité et chance aux acquéreurs. D'après Kelvin Oh, l'un des plus jeunes commissaires-priseurs de getai du pays, interrogé par le média Today, les plus populaires sont les oranges, le charbon («or noir») ou les pièces de monnaie. Autant d'objets préalablement bénis par un prêtre. Pendant le «septième mois», ce jeune homme de 34 ans peut animer entre vingt et trente ventes aux enchères. Le fruit de chacune d'entre elles financera le festival de l'année suivante.

Au premier rang, les sièges vides sont réservés aux fantômes venus assister à ce getai, spectacle populaire organisé à l'occasion du festival. | ScribblingGeek via Wikimedia Commons

15.000 dollars pour vingt oranges

«Lors de larges événements, vendre un lot de vingt oranges pour 15.000 dollars singapouriens [environ 10.000 euros, ndlr] est tout à fait normal, mais dans un quartier populaire nous serions plutôt autour de 300 dollars», précise Kelvin Oh. Un de ses acolytes a même vendu un vase de prière 168.888 dollars. Dans les getai chics, «le charbon peut monter à 88.888 dollars, tandis que dans les plus modestes, il part généralement à 800». Vous l'aurez deviné, le montant du loyer de l'appartement du 8e étage n'est pas négociable.

Kimmy Cheung, architecte, a grandi à Hong Kong. «La seule différence que j'ai constatée, c'est la date à laquelle on brûle le hell money: à Singapour, c'est le premier et le dernier jour du mois, tandis qu'à Hong Kong, il s'agit du quatorzième.» Ni sa famille ni elle n'observent toutefois ces règles, à de rares exceptions près –«Mes parents me demandaient simplement de rentrer plus tôt le soir pendant ce mois».

À l'école, ses filles ne célèbrent pas cette fête. Kimmy Cheung regrette que la tradition s'essouffle, mais reconnaît que certaines superstitions ne vont pas sans leur lot de contraintes. «Aucun souci si un chantier de construction est en cours, en revanche il sera impossible d'en lancer un nouveau pendant le septième mois! Les gens n'achètent pas non plus, donc il y a toujours un creux à cette période dans l'immobilier.»

Les fantômes vont-ils disparaître un jour? «Non, la fête a de beaux jours devant elle», m'assure Winston Chai, l'époux de Kimmy Cheung. «C'est une fête religieuse: elle conserve donc sa pertinence de nos jours et la conservera encore demain.» Considérant l'endurance de certaines traditions dans cette ville-État rutilante de modernité, étonnant mélange d'hier et de demain, je le crois volontiers.

Le boom du film d'horreur

Même si on les a choyés, il faut continuer à se méfier des fantômes. Pas de selfies, donc, mais pas non plus de baignade pour éviter d'être entraîné vers le fond. On ne se marie jamais pendant le septième mois non plus: les clameurs de la fête ameuteraient les esprits. Le linge ne doit pas être laissé étendu à l'extérieur la nuit, sans quoi l'un deux pourrait enfiler votre chemise et hanter votre penderie. Si on appelle votre nom dans la rue, ne vous retournez pas. Idem si quelqu'un vous tape sur l'épaule: cela pourrait éteindre l'une des trois «flammes» protectrices dont les Chinois pensent que nous sommes dotés: une au-dessus de chaque épaule, la dernière au-dessus de la tête.

Sornettes? Gardez votre avis pour vous. Si un fantôme vous entend vous moquer, il s'empressera de se venger. Autres règles: ne sortez pas, ne chantez pas ou ne sifflez pas une fois la nuit tombée. «Celles-ci sont bien pratiques, remarque la journaliste Yvonne Xu. Je pense que nos parents en ont profité pour s'assurer que nous serions sages et irions nous coucher tôt quand nous étions enfants!» L'angoisse était régulièrement nourrie: «Nous avons tous grandi en regardant des films d'horreur dont l'intrigue était basée sur le Hungry Ghost Festival.»

Entre 2020 et 2021, le visionnage de films d'horreur sur Netflix dans la région a augmenté de 20%. | eric teissier via Flickr

J'ai toujours été étonnée par l'énorme proportion de films d'horreur à l'affiche dans les cinémas locaux. La nudité ou la présence de drogues dans un film ne passe que rarement la censure; en revanche, un autre qui présentera dix façons de se faire éventrer sera classifié «13 ans et plus». Singapour représente pour Netflix le marché le plus censuré. La plateforme a donc naturellement adapté ses contenus et la suite lui a donné raison: entre 2020 et 2021, le visionnage de films d'horreur sur Netflix dans la région a augmenté de 20% (un chiffre qui double quand on additionne l'ensemble des chaînes câblées et les salles de cinéma).

«Cette année, j'ai dépensé 24 dollars pour faire brûler du papier, ce qui ne m'était pas arrivé depuis longtemps, me confie le designer Nathan Yong, né en 1971. Mais j'étais nostalgique de ce rituel de mon enfance et j'adore l'odeur qui s'en dégage.» La popularité de celui qui est également le fondateur de plusieurs marques a depuis longtemps franchi les frontières du pays. Il séjourne régulièrement aux États-Unis (sa collection Line est un best-seller endurant du géant Design Within Reach) ou en Europe (pour Ligne Roset, notamment), ce qui lui permet de porter un regard distancié sur la culture singapourienne.

«Il y a une autre dimension à considérer: c'est une leçon d'humilité. Un rappel que nous ne sommes pas au-dessus de tout, que nous ne pouvons maîtriser le destin mais devons le respect à nos ancêtres, à la nature, à l'intangible… Même si je me garderais de faire des généralités, je pense qu'il y a un léger décalage en ce sens entre les cultures occidentale et asiatique. En dépit d'un niveau d'éducation élevé, d'un environnement techniquement très moderne, nous acceptons le fait que certaines choses ne peuvent être expliquées par la science.»

«En Asie, les notions de respect, d'acceptation de l'autre, de tolérance, d'esprit de communauté sont importantes. L'individualisme est plus présent en Occident. Chacune de ces approches possède ses propres forces et faiblesses, bien entendu.»

«De pures inepties»

Mais d'après Nathan Yong, le cas de Singapour est encore à part. «Notre tradition chinoise est souvent orale. Quand le pays a été fondé, on nous a encouragés à abandonner les dialectes au profit de l'anglais, à développer le business avec l'Ouest. Peu à peu, nous nous sommes occidentalisés et avons boudé certains aspects de notre culture, peut-être associés au communisme dans notre inconscient, à quelque chose de dépassé.»

Sans compter le fait que le visionnaire fondateur du pays, Lee Kuan Yew, premier Premier ministre de la république de Singapour de 1959 à 1990, ait publiquement déclaré en 2008 que «les superstitions, les horoscopes et le Feng Shui sont de pures inepties». Cela a-t-il modifié le regard que les Singapouriens portent sur le Hungry Ghost Festival?

Fabrication de mooncakes pour le Mid-Autumn Festival. | boo lee via Flickr

«L'observance de certaines traditions implique inévitablement une dérive commerciale», poursuit Nathan Yong. Comme chaque année, les portes de l'enfer se sont refermées pour laisser place aux mooncakes du festival de la mi-automne. Ces gâteaux d'environ 10 centimètres de diamètre, censés porter chance, déferlent sur la ville et sont proposés à des prix exorbitants (les plus courus sont ceux des hôtels de luxe, vendus dans de luxueux coffrets et parfois parfumés au champagne).

Ils se vendent néanmoins, puisque chaque récipiendaire est censé rendre la pareille à celui qui les lui a offerts. Mais ils ne sont que rarement consommés: à Hong Kong, on estime que 4,6 millions de ces pâtisseries sont jetées chaque année, sans compter les millions d'emballages qui viennent emplir les bennes à ordures.

«C'est devenu, comme les fêtes de Noël, un prétexte pour que les gens achètent et offrent des mooncakes [en signe d'appréciation de la relation, ndlr]. Honnêtement, je ne sais même pas quelle est l'origine de cette tradition!» Elle a notamment à voir avec l'utilisation de ces innocentes pâtisseries comme cheval de Troie pour organiser le massacre de Mongols la quinzième nuit du huitième mois, sous la dynastie Yuan. Mais j'arrête là, on va me reprocher de voir des fantômes partout.