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Dimanche 4 décembre 2072, les premiers rayons du soleil réveillent Noa…

Le centre Pompidou a organisé la semaine dernière trois jours de débats pour s’interroger sur les liens entre transition écologique et transition culturelle. Retrouvez tribunes, interviews et enquêtes dans le dossier thématique dédié à l’événement. Ainsi que les articles des étudiants journalistes de l’IPJ-Dauphine / PSL venus couvrir le forum pour Libération.

Les premiers rayons du soleil réveillent Noa. Depuis sa fenêtre, elle aperçoit un renard qui se désaltère au ruisseau qui longe la rue Ursula-Kroeber-le-Guin à Meudon, à l’ouest de Paris. L’autrice est devenue célèbre quand on a compris que ses romans de science-fiction, il y a cent ans, anticipaient déjà la société frugale. Noa se lève et enfile un sweat en sargasses. Ces algues proliféraient au temps de l’agriculture intensive, elles sont aujourd’hui transformées en vêtements grâce aux travaux du chercheur Samuel Tomatis. Elle dévale l’escalier jusqu’à la cuisine collective. Tout le monde s’agite : aujourd’hui, c’est dimanche, jour de l’Assemblée communale. Son petit-déjeuner avalé en vitesse, elle file à la maison de quartier.

Dans la rue, les immeubles de deux ou trois étages ne se ressemblent pas. Ils sont construits avec des matériaux de réemploi, récupérés lors des grandes déconstructions des années 2030. La pierre des immeubles haussmanniens côtoie les baies vitrées des tours de La Défense. Le réemploi, Victor Meesters l’avait défendu comme seule manière de «faire une architecture qui ne fasse pas de trou à l’autre bout de la planète» en dilapidant les ressources.

Autre impératif, construire plus petit. «Les petits bâtiments seront plus adaptables, plus facilement compatibles avec les ressources du réemploi», avait prédit le designer. L’habitat partagé est le meilleur moyen de concilier petits espaces et économie circulaire. Chaque immeuble suit à peu près le même plan : deux grandes cuisines, une salle de vie, deux ou salons collectifs, et une vingtaine de petites chambres.

Noa marche quinze minutes dans l’air frais matinal pour arriver à la maison de quartier. Ce matin, l’Assemblée compte une trentaine de personnes, tirées au sort parmi les résidents et résidentes. A l’ordre du jour : l’aménagement d’une zone agricole inspirée du projet Carma, qui avait vu le jour en 2016 lors des mobilisations pour empêcher l’artificialisation du Triangle de Gonesse. «Un projet pilote d’agriculture périurbaine et d’économie circulaire et sociale, pour un cycle alimentaire sain et durable», expliquait alors Catherine Radosa, autrice d’un documentaire sur le sujet. Cinquante ans après, le projet Carma reste une référence en termes d’aménagement urbain, mais aussi de démocratie participative et horizontale. A l’époque, la réalisatrice filmait «la mise en œuvre d’une architecture artisanale, d’une société organique et non hiérarchique, pleine de joie et d’espoir». L’utopie d’hier est la aujourd’hui réalité.

La surconsommation définitivement bannie

Il est 15 heures quand Noa descend du tramway rue de Rivoli. La rue des artisans, elle la connaît par cœur. Depuis que les grandes enseignes ont disparu, les avenues ont été investies par les commerces de second main et des producteurs locaux. Autour d’elle, les grandes artères où roulaient quotidiennement des milliers de voitures ont été remplacées par les rails du tram bordés d’arbres, de longues pistes cyclables et des trottoirs enherbés favorisant les mobilités douces. «Le temps urge pour reverdir la planète, non pour la bétonner», scandait Catherine Radosa il y a cinquante ans. Elle a été entendue. Les panneaux d’affichage n’affichent plus de publicités. A la place, des informations pour la communauté sont imprimées sur des pancartes en bois placées le long des trottoirs : «Récolte collective : rendez-vous mardi sur la place à 8 heures.» Là encore, les économistes défendant la thèse de la décroissance, tel Timothée Parrique, avaient vu juste : «La publicité ne sert qu’à inciter à consommer» et n’a donc plus sa place en 2072 dans une société où la surconsommation a été définitivement bannie.

Soucieux de l’empreinte carbone du tiers-lieu, les commissaires ont refusé de faire venir la collection tout entière. Cette rareté aide Noa à mesurer la valeur et la matérialité de l’objet.

Noa pousse la porte d’André, l’artisan de jouets qui propose des bibelots fabriqués à partir de matériaux réemployés. Dans cette société de sobriété, la durabilité prévaut. Justement, la jeune femme souhaite offrir un cadeau d’anniversaire à Emilie, la petite fille qui occupe la chambre de l’autre côté du couloir. Dans les rayons, elle aperçoit le cheval en bois que l’enfant convoite depuis des mois. Lorsque Noa arrive à la caisse, elle sort quelques pièces qui traînent dans son sac. Dix euros et trois pièces de maris – la monnaie utilisée communément dans le Marais. D’après Timothée Parrique, «une société plus sobre allait être une société plurimonétaire, avec des monnaies locales, régionales et nationales». Cette monnaie permet de valoriser le commerce local tout en favorisant les circuits courts. Noa compare les trois maris qu’elle tient dans sa main avec le prix annoncé par l’artisan. «C’est cinq maris, déclare André, en lui tendant l’objet. Mais tu peux revenir d’ici la fin de la semaine avec le compte.» Elle sait qu’avec l’artisan, tout est très simple. Une relation de confiance s’est nouée entre eux, si bien qu’il arrive parfois à Noa de régler ses achats en service rendu : un cours de piano contre un cours de bricolage, une cagette de fruit contre une course… Timothée Parrique avait imaginé ce type de société alimentée par l’échange de services «qui ne peut pas fluctuer selon les vagues d’humeur du marché, ou d’une minorité d’actionnaires qui cherchent à s’enrichir». La jeune femme quitte le magasin avec un grand sourire.

Complétement sonnée

En rentrant de son shopping, Noa est interpellée par un vendeur de journaux qui lui tend le dernier numéro de la gazette du quartier. Alors qu’elle parcourt les pages en papier mâché, son regard est attiré par l’image d’une créature faite de câbles, de pixels et d’écrans. L’exposition dont il est question, Ce monstre numérique qui nous dévorait, vient de commencer à la maison de quartier et retrace ce qui était considéré comme des progrès technologiques jusqu’en 2050. Il n’en faut pas plus pour piquer la curiosité de Noa qui se rends à la billetterie.

Au début de la visite, un message de prévention indique : «Attention, cette exposition ne convient pas aux personnes photosensibles.» Noa pénètre dans une salle plongée dans le noir et se trouve soudainement aveuglée par la lumière. Elle est entourée d’écrans qui diffusent des vidéos dont elle ne saisit pas le sens. Puis les sons la parasitent, des sonneries, des musiques électroniques, des grésillements. Frankenstream, ce documentaire réalisé par Pierre-Philippe Berson et Adrien Pavillard en 2022, décrivait le monde numérique alors en plein essor : «Les données envahissent nos vies, et ce n’est qu’un début, le métavers promet un univers parallèle, immersif et virtuel […] le streaming devient un mode d’interaction sociale.» Et de décrire cette époque où les hommes perdaient leurs journées à binge-watcher des vidéos, où les plus jeunes se perdaient dans un scrolling infini. Noa ne comprend pas la moitié des mots utilisés. La suite de l’exposition propose de découvrir ces fameux «métavers» mais Noa ne parvient plus à se concentrer et sort de ce voyage spatio-temporel complètement sonnée.

Pour se changer les idées, la jeune femme termine sa visite avec l’exposition permanente d’un contraste saisissant avec la galerie précédente. Ici, les œuvres sont exposées dans leur nudité. Un Kandinsky est accroché au mur blanc, il restera ici en résidence plusieurs mois. Soucieux de l’empreinte carbone du tiers-lieu, les commissaires ont refusé de faire venir la collection tout entière. Cette rareté aide Noa à mesurer la valeur et la matérialité de l’objet. «Lorsque l’on tend la main vers l’œuvre, on risque de l’abîmer, on fait face à sa fragilité», confiait il y a cinquante à de jeunes journalistes Mathieu Potte-Bonneville, responsable du département culture et création du centre Pompidou. La visite au musée est devenue un temps de méditation et de concentration précieux. La scénographie est dépouillée, les explications prennent place sur des panneaux en mousse biodégradable. Une réflexion complétée à l’époque par Florence Rodhain, enseignante-chercheuse spécialiste du coût écologique du numérique : «Pour arriver à cette frugalité numérique, la raréfaction des ressources sera peut-être une chance mais il faut aussi un Etat fort qui limite par exemple l’utilisation des écrans chez les jeunes».

En quittant le musée, Noa dépose quelques mots dans le livre d’or : «Merci aux jeunes des années 2050 qui nous ont libérés du joug de ce monstre numérique en boycottant les écrans.»

«Reconscientiser l’alimentation»

Aujourd’hui, c’est au tour de Noa de cuisiner pour la communauté. Installée dans la grande cuisine en bois qui sert à tous les foyers, elle prépare un rendez-vous spécial : l’anniversaire de la petite Emilie, sa voisine de palier. Au menu du soir, elle a prévu plusieurs courges butternut rôties au feu de bois, fraîchement récupérées du potager public installé au cœur du quartier. Celles-ci seront accompagnées par du seitan, un substitut de gluten d’épeautre qui remplace la viande animale, devenue trop onéreuse pour en consommer quotidiennement. «Le secteur de l’agro alimentaire est celui qui pollue le plus. Il est indispensable de reconscientiser l’alimentation, à la fois pour notre santé, l’écologie et donc notre futur», expliquait Claire Vallée, première cheffe étoilée d’un restaurant vegan français dans les années 2020. Ses livres de recettes sont aujourd’hui dans toutes les cuisines.

Noa a pour habitude de cuisiner avec des amis et voisins, à qui elle apprend régulièrement à mettre le végétal dans l’assiette. Une discipline qu’elle a apprise en suivant une formation, un procédé inévitable pour promouvoir l’alimentation durable selon la cheffe Claire Vallée. «Il faut réapprendre à cuisiner, c’est un gain de temps et d’argent mais aussi un élément important pour notre santé. En ce sens, les formations sont indispensables.»

Alors que les courges poursuivent leur cuisson dans l’ail et l’huile d’olive, Noa s’attaque à la préparation de l’accompagnement. Lentilles, fèves et haricots seront dégustés au côté de sa dernière trouvaille : des cèpes directement cueillis en forêt. Pour Claire Vallée, «les forêts devaient être un lien à investir pour cultiver différentes variétés de légumes, en particulier ceux qui n’ont pas besoin de lumière pour leur croissance». Enfin, le dessert mettra à l’honneur une crème à base d’agrumes, le fruit phare de la saison hivernale. «Il faut manger de saison, cela permet de limiter les coûts de l’énergie liés au transport de l’alimentation, et donc de facto le CO2.» Et puisque tout se réutilise, les épluchures des aliments servis aux repas seront directement envoyées au compost. Utilisé en paillage, il permettra de nourrir la terre des potagers locaux et de favoriser la croissance et la qualité des aliments en circuit court.

Il est 19 heures, la nuit s’est installée. Quelques flocons commencent à tourbillonner dans l’air.