France
This article was added by the user . TheWorldNews is not responsible for the content of the platform.

Economie de guerre : pourquoi l'industrie de défense doit s'ouvrir au monde d'aujourd'hui (4/4)

La base industrielle et technologique de défense (BITD) est un tout hétérogène mêlant des acteurs industriels et des laboratoires de tailles variées, un ensemble de calques qui se superposent et induisent ce faisant des intérêts parfois divergents. Les grands acteurs industriels de rang 1 doivent désormais se penser comme des entreprises élargies à leur cercle de partenaires, fournisseurs et sous-traitants. L'économie de guerre impose d'associer l'ensemble des acteurs intervenants dans la chaine de valeur et nécessite un effort d'extérioration et de pédagogie des grands groupes auprès de leur écosystème [Préconisation n°22]. Il faut pour cela communiquer et s'ouvrir à une société civile exigeante.

L'ouverture d'une industrie mutique

En réponse au satisfecit de la ministre des Armées qui saluait notre capacité d'export, le jeune Youtubeur Simon Puech estimait que l'« on a érigé le savoir tuer français en fleuron national », comme il l'exprimait dans une vidéo sur l'industrie de l'armement. Au-delà de l'anecdote, cette position reflète un mouvement plus profond que le simple slogan d'une campagne d'influence. Selon Amnesty International, « 83% des Français penseraient que le commerce des armes français manque de transparence » et « 75% des Français penseraient que le commerce des armes en France devrait faire l'objet d'un débat public ». Détourner le regard face à cette critique, au prétexte que le monde est complexe ou décrédibiliser son détracteur en le cantonnant à un argumentaire idéologique et fallacieux, revient à ne pas faire œuvre de pédagogie concernant le commerce de l'armement et à rendre dès lors caduque toute tentative d'amélioration.

Trop longtemps notre BITD et le ministère de la Défense ont appliqué la stratégie du « vivons heureux, vivons cachés » avec pour conséquence directe ces dernières années des banques qui s'alarment de ce « dirty business » (Alexandre Papaemmanuel et Yann Wendel, « Dépasser les préventions du secteur financier à l'égard d'un « dirty » business ? Le nécessaire soutien à l'industrie de défense », L'Hétairie, 1er mars 2018), contraignant l'État à intervenir afin de leur rappeler leur rôle de soutien à l'économie.

Dans cet objectif, le rapport détaillant les exportations d'armement de la France a vu son format repensé afin de répondre avec plus de clarté et de lisibilité aux attentes de la société civile sur le contrôle des exportations d'armement. L'intégration du rapport annuel établi au titre du Traité sur le commerce des armes (TCA) démontre une volonté de transparence, comme en témoigne également la publication des statistiques de refus d'octroi de licences d'exportations aux industriels français sur la base des huit critères de la Position commune de l'Union européenne.

En parallèle, le rapport d'information sur « le contrôle des exportations d'armement, une contribution à l'Europe de la défense » des députés Jacques Maire (dont le mandat est désormais clos) et Michèle Tabarot (toujours membre de la Commission des Affaires étrangères) a constitué une nouvelle étape dans ce processus de glasnost. Il formulait une trentaine de préconisations dont la création d'une délégation parlementaire dédiée au contrôle des ventes d'armes afin d'effectuer un contrôle a posteriori sur les exportations d'armement.

Plein feu sur l'industrie de défense

La société civile s'empare des sujets de la BITD malgré cette dernière qui a connu de réelles évolutions en se modernisant (un peu), s'exportant (beaucoup), se diversifiant (modérément) pour devenir multidomestique et multisectorielle, sans s'ouvrir aux citoyens, salariés, universités, etc. De fait, sa seule transformation profonde ou radicale a résidé dans la conquête de marchés en dehors de nos frontières dans la mesure où, « pour que les programmes d'armement soient viables, il faut que les entreprises de défense puissent prospérer (Romain Mielcarek, Marchands d'armes : Enquête sur un business français, Paris, Tallandier, 2017). Même si, avant d'être profitable ou de gagner des parts de marché, l'objectif premier consiste à soutenir les armées avec des équipements répondant au respect du triptyque des coûts, des délais et de la performance opérationnelle ».

Si la Fabrique défense et la mise en place des pôles d'excellence académique nationaux sur les questions de défense dans le domaine des sciences humaines et sociales sont des amorces pertinentes, il convient de poursuivre et d'accélérer la dynamique de publicité et de pédagogie en matière de commerce des armes, à destination des médias, du grand public et en particulier du monde universitaire [Préconisation n°23]. Ce consensus est indispensable pour une économie de rupture technologique pérenne. Or la (re)localisation d'activités productives sur le territoire national suppose que les Français acceptent l'implantation de nouvelles industries dans leur voisinage. Les récentes mobilisations citoyennes laissent supposer une nécessaire pédagogie au service de l'acceptation sociale.

Comme le commerce de la BITD, les technologies stratégiques d'aujourd'hui et de demain portent des enjeux sociétaux majeurs car concourent aussi bien à une alimentation saine et durable, qu'à la transition énergétique (hydrogène, décarbonation de l'industrie) ou à la souveraineté numérique (technologies du quantique, infrastructures de stockage et protection et sécurisation de nos vies privées sur internet) et nécessite de ce fait une politique lisible et inclusive au service de l'approbation citoyenne [Préconisation n°23 bis].

Vers la diversité des profils

Face à cette image négative de la BITD, cette dernière gagnerait à diversifier ses profils pour bénéficier d'une ressource capable de comprendre des enjeux de plus en plus complexes en y associant les grandes écoles et les universités. La BITD doit être en avance sur de nombreux sujets transverses comme ceux de l'inclusion et de la diversité [Préconisation n°24]. La lutte en faveur de la pluralité est un outil favorisant la richesse des points de vue et la créativité tout en évitant l'endogamie stérile. Si une certaine distorsion peut être liée au processus d'habilitations au sein de la BITD, la diversité ne doit se réduire à « un atout inestimable pour mieux comprendre les clients », c'est une façon d'être au monde, en plus d'un vecteur de croissance.

En définitive, cette industrie ne doit pas seulement s'intégrer dans le monde qui l'entoure mais bel et bien intégrer ce monde qui l'entoure en diversifiant les recrutements, les écoles et les milieux. De nouveaux profils, avec de nouvelles méthodes et cultures pourraient apporter un regard innovant sur la gestion de projets et d'équipes, tout en disposant des compétences pour communiquer avec la société civile. La BITD, plus que les autres secteurs, est un acteur avec une responsabilité sociale forte qui pourrait jouir d'un effet de levier rare notamment sur la diversité et l'inclusion. Cette ouverture serait le gage d'une entreprise à l'image de la société mais aussi l'assurance d'une responsabilité sociale plus grande.

Conclusion : Affronter nos certitudes !

Le plan de relance « qui permet d'accélérer les transformations écologique, industrielle et sociale du pays » comme le plan « France 2030 », doté de 34 milliards d'euros déployés sur cinq ans, doivent constituer deux occasions à saisir par la BITD. L'État pourrait ainsi combiner la compétence et des retours d'expériences industriels précieux à la volonté de la Direction générale de l'armement (DGA) de servir l'anticipation technologique de la France.

Si l'industrie de défense est un exemple à suivre pour orienter sur le temps long nos filières stratégiques à rebâtir, le budget de défense reste « un Janus » à deux faces économiques dont il est délicat d'analyser finement l'impact sur l'économie réelle. Le budget équipement du ministère des Armées est assurément sans équivalent sur le plan national (2ème dépense de l'État derrière l'éducation nationale) et les commandes de l'État auprès de la BITD n'ont jamais été aussi nombreuses. Or la bulle « défense » bruisse de la crainte d'un monde en crise pouvant affecter ses lignes de productions.

« Le monde d'après » débute avec les même réflexes que celui d'avant, une pincée de corporatisme s'adressant au dirigisme économique dans la plus pure tradition colbertiste faisant de la commande publique une manne à capter (« Les doléances des industries de sécurité à Bercy pour rebondir sur la crise sanitaire », La Lettre A, édition du 19 mai 2020) et à conserver dans une logique conquérante. Or, « l'économie de guerre » nous oblige collectivement.

Imaginons des demandes multisectorielles loin des logiques propriétaires, des projets dépassant la concurrence partisane et exigeons un environnement d'action plus simple car comme le soulignait le chef d'état-major des armées (CEMA) lors de son audition devant l'Assemblée nationale : « notre mode de fonctionnement est devenu trop complexe. L'accumulation de normes et de directives multiples nous empêche de fonctionner de manière souple et réactive. Nous devons retrouver une forme d'agilité au service de l'opérationnel, à l'instar de la procédure des urgences opérationnelles qui nous permet d'obtenir rapidement certains équipements qui nous font défaut. C'est donc possible. L'état d'esprit qui consiste à trouver la solution plutôt que d'expliquer pourquoi les choses ne devraient pas être faites devrait être un peu plus répandu ».

Les mentalités doivent évoluer sur deux axes :

Il est en effet indispensable de repenser le cadre, de se libérer du carcan, de faire vivre l'héritage et de ne pas subir les contraintes que nous nous infligeons. Il devient urgent de repenser la BITD au risque que le marché impose un mouvement de fond. La BITD est le fruit d'un héritage qui ne doit pas décourager l'action au profit du patrimoine au risque sinon de se résigner à errer dans un monde fini, un hexagone prison dont nous serions le premier geôlier. Or, comme le rappelle le Prisonnier dans la série éponyme, « Le temps est compté. C'est impossible de faire plaisir à tout le monde. Il faut déplaire à beaucoup de gens pour sauver le monde (Le prisonnier, série anglaise, 1967) ».

                                    ------------------------------------------------

Lire ou relire les trois premiers volets de cette série d'Alexandre Papaemmanuel :

Économie de guerre : comment l'industrie de défense doit se « civilianiser »

Qui sera le prochain Elon Musk français capable d'apporter une aide vitale aux armées ?

Économie de guerre : comment réformer activement l'industrie de la défense française

                                    ------------------------------------------------

Liste des recommandations (Extérioriser la BITD)

Préconisation n°22 : L'économie de guerre impose d'associer l'ensemble des acteurs intervenants dans la chaine de valeur et nécessite un effort extérioration et de pédagogie des grands groupes auprès de leur écosystème.

Préconisation n°23 : Poursuivre et accélérer la dynamique de publicité et de pédagogie en matière de commerce des armes, à destination des médias, du grand public et en particulier du monde universitaire.

Préconisation n°23 bis : Développer une politique lisible et inclusive au service de l'approbation citoyenne des industries de défense.

Préconisation n°24 : La BITD doit être en avance sur de nombreux sujets transverses comme ceux de l'inclusion et de la diversité, notamment par le biais de ses recrutements.

                                    ------------------------------------------------