France
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Emmanuel Macron, roi du faire-semblant ?

Au moment de son arrivée en politique dans les bagages de la commission Attali, Emmanuel Macron a étonné par l’agilité et l’originalité de sa communication. Un étonnement qui a vite laissé place à un malaise qui semble aujourd’hui irriguer la vie politique française dans son ensemble. Inspiré apparemment par le style « démocratique » de la tradition politique, managériale et religieuse états-unienne mais aussi de ressorts plus obscurs, il n’hésite pas à jouer l’absurde dans la pratique. La compréhension de sa rhétorique est peut-être l’élément d’un antidote pour l’esprit attaché aux droits républicains et aux acquis sociaux mis à mal par sa politique libérale et réactionnaire.

Plus que celui de ses prédécesseurs, le discours d’Emmanuel Macron semble désorienter l’esprit public. Pourquoi ?

Marc Weinstein En première approche, pour caractériser sa tendance lourde, il me semble qu’il désoriente tout d’abord parce qu’il mène une politique de droite mais en disant qu’il se situe au centre et qu’il fait à la fois une politique de gauche et une politique de droite. En seconde approche, Emmanuel Macron désoriente parce que, bien souvent, il dit une chose et fait son contraire, ou il fait une chose et dit le contraire.

Damon Mayaffre Pour rebondir, je dirai deux choses. D’abord, en effet, Emmanuel Macron désoriente et résiste à l’analyse beaucoup plus qu’un Nicolas Sarkozy, qui a un discours plus simple et plus caricatural. S’il désoriente l’esprit public, c’est d’abord et avant tout parce qu’il dit sans cesse le mouvement sans jamais dire la destination : il est « en marche », sans avouer où il entend aller. C’est un premier point. Il est pragmatique, prétend-il, c’est-à-dire qu’il se revendique, au sens étymologique du terme, de l’action, du mouvement et non de l’objectif ou de la finalité. Par exemple, quand on l’observe, on comprend qu’il est libéral, qu’il croit à l’individu, qu’il croit à la force du marché et qu’il refuse l’économie administrée. C’était dans son dernier discours où il refuse la loi sur les superprofits. Mais, simultanément, il peut proposer de renationaliser EDF.

Cependant, il y a quelque chose qui est beaucoup plus problématique et plus profond chez Macron et c’est cela qui désoriente le plus. Il y a chez lui un divorce entre le monde réel et le discours. Son discours s’affranchit des réalités matérielles. Ce n’est pas que Macron dit des mensonges et fait des promesses qui ne sont pas tenues. C’est plutôt que son discours existe sans le monde ou indépendamment du monde. C’est cela qui est le plus désorientant. C’est presque schizophrénique. Son discours est un discours qui n’a plus de comptes à rendre à la réalité. C’est un discours qui est devenu autonome : une fin en lui-même. Macron le théorise. Il appelle cela habilement la « démocratie délibérative ». C’est le grand débat, la convention citoyenne, le Conseil national de la refondation… autant d’endroits ou de moments où l’on parle, mais où cette parole n’a pas de conséquences factuelles, législatives ou exécutives, et n’a pas de rapport direct avec le monde et la réalité politique.

Sophie Wahnich Je suis d’accord avec ce constat de déréalisation, qui est un point très important, mais il y a également une autre dimension. Elle concerne le déplacement de nos logiques ordinaires comme héritiers des Lumières. Le discours de Macron circule en effet avec d’autres discours contradictoires souvent portés par des experts, des scientifiques, des journalistes critiques, et même la critique sociale en actes. Sur la question climatique, nous sommes confrontés à son discours et au discours du Giec (quand les journalistes acceptent de le traduire). Il y a ainsi un sentiment de dissonance entre ce qui est affirmé d’un côté et cette déréalisation.

Par exemple, le Giec, cette année, a déclaré qu’il n’était plus possible de croire qu’il pourrait y avoir des bonnes mesures pour le climat qui cumuleraient un objectif de croissance et un bon bilan carbone. La logique immédiate serait donc d’amorcer des politiques de décroissance. Or, la renationalisation d’EDF, qui pourrait ressembler à une politique de gauche, est en fait une manière de rendre EDF dépendante de l’État. Si, par extraordinaire, une politique sensée avait pu trouver ses acteurs au sein d’une EDF indépendante, cela devient impossible. Quand on demande à des scientifiques de donner leur avis et qu’on n’en tient jamais compte, cela déboussole.

C’est important à souligner parce que cela veut dire aussi que c’est quelque chose qui peut cesser et qu’on peut en finir avec le fait de considérer que la seule parole qui vaille est la parole d’autorité d’un chef politique. La position de Macron est de fait anti-Lumières et très réactionnaire, en tout cas, pas du tout centriste. C’est une parole qui remplace le savoir par le charisme.

En quoi peut-on parler de « novlangue » à son propos ?

Marc Weinstein Une « novlangue » se forme lorsque, au lieu que la langue se place en continuité, même déviée, avec la réalité, elle rompt précisément avec la réalité. On rejoint alors une sorte de fonctionnement magique de la langue qui tient lieu de réalité elle-même. La novlangue est à la langue ce que la « novaction » industrielle est à l’action : une contradiction dans les termes. Exemple : l’industrie fabrique des produits alimentaires, mais ces produits qu’on mange sont toxiques. Cette contradiction, il s’agit de la masquer : c’est l’une des fonctions principales de la novlangue, y compris de celle de Macron.

Damon Mayaffre Je suis mille fois d’accord avec ce qui vient d’être dit. En complément, je soulignerai le fait – et en cela aussi c’est désarçonnant – que le discours de Macron n’est pas « référentiel » comme on dit en linguistique. Faisons un petit détour par la philosophie du langage. Normalement, les mots nomment les choses, si je dis « chat », je nomme quelque chose qui existe dans le monde. Avec Macron, on a l’impression que les mots ne nomment pas le monde, mais le fabriquent ou l’inventent. Prenons son livre fondateur par exemple : Révolution. Le terme « révolution » a un référent. On sait ce que cela veut dire ou bien, en tout cas, on peut débattre sur ce que cela peut vouloir dire. On pense à 1789, on pense à 1793, à 1917, etc. Il y a du contenu derrière ce mot. Or, son utilisation chez Macron est complètement déconnectée de ces références historiques.

Il y a une appropriation du mot, mais ce mot est vidé de son contenu, et seul le locuteur, c’est-à-dire Emmanuel Macron, va pouvoir y mettre le contenu qui lui convient. Par exemple, quand il vante des « transformations profondes ». Quel est le référent de ce mot « transformation » ? Lorsqu’il dit qu’il va inventer des « méthodes nouvelles ». Quel est le référent de la « méthode nouvelle » ? À l’usage, on voit que c’est plutôt l’utilisation répétée du 49.3 qui est tout sauf une méthode nouvelle en termes d’horizontalité et de fonctionnement démocratique. Donc, il utilise des mots qui n’ont plus de référent. En philosophie du langage, on dit que ce ne sont plus des référents, mais des « proférents », c’est-à-dire des choses qui sont créées par le mot là où, normalement, les mots nomment la chose. Il y a une sorte de renversement.

Sophie Wahnich Pour le coup, je ne serai pas d’accord. Cela me paraît plus complexe. Nous, quand nous entendons ce terme de « révolution », nous pensons au référent que vous avez évoqué. Mais le mot « révolution », et en particulier dans l’enseignement scolaire, a énormément servi à parler de tout autre chose : de révolution industrielle, par exemple, de révolution technologique, de révolution nationale, etc. Il y a d’autres référents dans le sens courant. La polysémie du mot est quelque chose dont Macron use d’une manière agile. Autrement dit, il joue sur l’ambiguïté et pas sur l’absence de référent. Il fait bouger les référents. Quand il propose des « nouvelles méthodes », par exemple, c’est absolument le discours de Vichy, des technocrates quand est inventée l’École des cadres d’Uriage. Avec toute une série de manières « nouvelles » d’organiser le management ou d’organiser les prises de décision, etc.

Quand Macron parle de « révolution technologique », il tient là quelque chose qui a à voir avec l’idée de « progrès », avec l’idée que l’on va « s’en sortir » ou que l’on est quand même un pays compétent, etc. Il joue sur ces différents registres. Même s’il n’est jamais révolutionnaire au sens où nous l’entendons. Le mot « révolution », chez lui, devient un mot acceptable parce que, justement, il puise dans différents registres et sème le doute. Or, il ne peut semer le doute que parce qu’il y a du référent.

À quel « noyau dur » sociologique s’adresse-t-il vraiment ?

Sophie Wahnich C’est une vision qui est la nôtre dans une logique démocratique classique issue des Lumières, de la Révolution française et de la République. Mais comme la conception de Macron est plus en résonance avec les logiques de la « révolution nationale » – on voit bien que cela ne le gêne pas de faire des alliances avec le Rassemblement national pour certaines occasions –, il est dans la position qui est la position du sauveur. Or, la position du sauveur, cela ne s’adresse pas à un lieu sociologique précis. Il y a quelque chose qui est beaucoup plus insidieux et qui est beaucoup plus retors dans son discours. Si on était dans la simplicité, on ne serait pas face à un personnage aussi dangereux.

Cette position de sauveur, il l’a mise en scène d’une manière extrême au moment du Covid – mais cela n’a pas très bien marché – et surtout lors de sa première élection. Cela fait que moi, personnellement, je considérais en 2017, qu’il y avait trois candidats populistes. Il n’y avait pas le candidat populiste Rassemblement national Marine Le Pen et Mélenchon de l’autre côté, il y avait aussi Macron qui était populiste. Ce n’était pas les mêmes populismes, pas les mêmes colorations, mais l’usage du rapport aux émotions et aux imaginaires, de l’idée qu’on va s’en remettre à une figure qui va nous sauver pour produire une aimantation allant bien au-delà d’un noyau sociologique et d’un noyau électoral avait bien trois versions.

N’y a-t-il pas également un effet de déstabilisation qui vient qu’Emmanuel Macron mobilise un discours religieux analogue à celui des évangélistes protestants américains auquel nous sommes, en France, peu habitués ?

Marc Weinstein Nous sommes, contrairement à certaines apparences, dans une société qui est, certes sécularisée, mais extrêmement religieuse. Sa dimension religieuse est celle d’un héritage chrétien au sens où le dualisme chrétien, dualisme entre les « décideurs » et les « exécutants », entre le haut et le bas, entre la transcendance et l’immanence, s’est en quelque sorte incrusté dans le tissu social de la France, et pas seulement de la France. Ce rôle du sauveur que tient Macron, et qui a été très bien décrit par Sophie Wahnich, s’inscrit dans ce dualisme. Il est parfaitement illustré non seulement dans le domaine étatique, mais aussi dans le domaine économique. Il y a des choses qui sont révélatrices à cet égard.

Lloyd Blankfein, l’ancien PDG de la banque Goldman Sachs, lorsqu’il a été interrogé en 2009 par un journaliste qui lui demandait qui il était du point de vue de ses fonctions, a répondu, parlant de lui-même à la troisième personne comme un roi de droit divin : « C’est juste un banquier faisant l’œuvre de Dieu. » En réalité, il y a deux choses à distinguer. Il y a les choses « divines », héritées du christianisme pontifical, et il y a les choses « sacrées », au sens anthropologique du sacré tel que le donnent à voir de nombreuses sociétés antérieures à la société capitaliste et industrielle. Le sacré, c’est une puissance qui monte. Le divin, c’est une puissance qui descend. De ce point de vue, Macron s’est placé dans une position divine.

Il est au-dessus de la société. Inattaquable. Intouchable. La grande différence du divin avec le sacré, d’un point de vue anthropologique, c’est que le divin est monovalent alors que le sacré est ambivalent. Comme le disait Benveniste, le sacré, c’est le bénéfique et le maléfique, le faste et le néfaste, le positif et le négatif… S’il fallait conclure en traçant une ligne d’avenir, je dirai qu’il nous faut dédiviniser la société et la resacraliser, c’est-à-dire redonner à la société, à la base de la société, sa puissance commune et démocratique d’instituer.

Sophie Wahnich Le qualificatif de « jupitérien », en parlant de Macron, conduit à en faire une sorte de Dieu, or Dieu a droit de vie et de mort sur les individus. Ce qui se passe en ce moment, c’est que la politique menée, et en particulier la politique qui concerne l’avenir de la planète, est une nécro-politique. C’est une politique qui n’est pas pour la vie mais pour la mort. Cela n’est possible que parce qu’il y a cette croyance forte dans un principe supérieur qui vient tétaniser l’esprit critique et tétaniser les principes qui permettent de s’auto-instituer. Il y a quelque chose dans le langage de Macron qui est une puissance de mort. C’est mortel. C’est mortel pour la démocratie. C’est mortel pour la société. C’est mortel pour la planète. Il y a quelque chose qui se meurt devant nous. Si l’on prend conscience que l’on est en danger de mort, peut-être qu’il y aura un réveil.

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