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En Chine, la colère sort de sa quarantaine

Sur une feuille, au format A4, une équation au stylo-bille. Celle de Friedmann en l’occurrence. Ce n’est pas tant la question de la relativité générale qui est posée mais bien celle du ras-le-bol. Et de la déformation orale du nom du physicien russe : « free man », l’homme libre en anglais. L’équation est brandie au cœur de la prestigieuse université de Tsinghua (Pékin), considérée comme le creuset des futures élites nationales. Les étudiants, comme des centaines de personnes à travers la Chine, participent au mouvement pour l’allégement des mesures de restrictions liées à la stratégie de Zéro-Covid.

Un mouvement inédit depuis 1989

Si les mouvements de protestation ne demeurent pas rares, c’est cette fois leur simultanéité qui frappe, la jeunesse des manifestants et l’émergence de slogans de remise en cause du président Xi Jinping et du Parti communiste chinois (PCC). De Shanghai en passant par Wuhan, la population exprime sa lassitude face aux confinements stricts -un cas dans une résidence peut conduire à l’enfermement de tous les habitants- et les règles ubuesques de tests à répétition avec des files qui s’allongent sur des centaines de mètres voire plus. Las de ces mesures qui renvoient au contrôle social des populations. « C’est un mouvement inédit depuis 1989 (date du soulèvement de la place Tiananmen, ndlr). Les manifestations semblent spontanées même si des messages sur les réseaux sociaux appellent au rassemblement », explique Franck Pajot, professeur au lycée français de Pékin depuis quinze ans. Syndicaliste et élu conseiller des Français de l’étranger, il n’a pas pu rentrer dans l’hexagone depuis trois ans du fait des mesures sanitaires.

Monde connecté oblige, le maintien de l’ordre a évolué depuis Tian’anmen. Si des arrestations musclées ont eu lieu à Shanghai où la police a fait usage, samedi 26 novembre, de gaz au poivre afin d’appréhender 300 personnes réunies à Middle Urumqi Road. Elles rendaient hommage aux dix morts d’Urumqi (Xinjiang), le jeudi précédent, dans l’incendie d’un immeuble résidentiel. Un drame à l’origine des manifestations nationales contre les confinements stricts. Les images de la Coupe du monde au Qatar ont également produit leur effet et nourri la rancœur quant aux mesures strictes décrétées en Chine depuis près de trois ans. « Même si les gens pensent que la politique Zéro Covid est efficace et nécessaire, ils ont vu la terre entière sans masque dans les stades, circulant normalement », observe Franck Pajot. À Shijiazhuang (Hebei), depuis deux semaines, plus besoin de présenter de tests négatifs pour emprunter les transports ou se rendre dans un commerce. Résultat, des habitants se sont autoconfinés chez eux. La réaction témoigne d’une peur encore vivace de l’épidémie. D’autant que la levée des restrictions par endroits a donné lieu à une flambée épidémique et 40 000 nouveaux cas, ce 26 novembre. Une goutte d’eau à la mesure de la Chine mais la sous-vaccination des personnes âgées et l’inefficacité des vaccins nationaux contraint les autorités à la prudence (lire en page 4).

De nombreuses arrestations au domicile ou sur le lieu de travail

Sur les berges de la rivière Liangmahe, qui traverse le centre de Pékin, des déploiements importants de police ont été constatés, avec des renforts continus au fil des heures, sans que la répression ne dégénère toutefois comme c’est le cas en Iran. « Il y a eu des tentatives d’arrestations mais les mouvements de foule ont protégé les meneurs », abonde Franck Pajot. Selon plusieurs témoignages, à Pékin, la police est pour l’heure disposée en cordon mais très calme et aucune brigade anti-émeutes n’a été déployée. De nombreuses arrestations se sont en revanche déroulées après coup au domicile ou sur le lieu de travail des manifestants, reconnus grâce aux caméras de surveillance ou aux images diffusées sur les réseaux sociaux. Une répression réelle mais discrète, donc.

L’interdiction des manifestations et le risque de prison à vie attestent du courage des manifestants. « Dans les rassemblements, l’ambiance est chargée d’émotion. Il y a de longs épisodes de silence jusqu’à ce qu’un manifestant se mette à crier un slogan hostile au pouvoir, aux tests Covid ou favorable à la liberté », note enfin Franck Pajot. Pour l’heure, la critique directe du pouvoir central et de Xi Jinping reste sporadique. Ce sont surtout les gouvernements locaux qui sont mis en cause. Les manifestations venues des classes moyennes des grandes mégapoles aussi bien que des ouvriers migrants des campagnes (mingongs), de l’usine Foxconn de Zhengzhou, principal assembleur de l’Iphone en Chine, attestent que la colère transcende les classes sociales. « C’est incontestablement un fait nouveau », relève le sociologue Jean-Louis Rocca, professeur à Sciences Po et chercheur au CERI.

À Foxconn, le versement des arriérés de salaires a cristallisé le mouvement. Dans certaines provinces, des professeurs et des chauffeurs de bus réclament également leur paie. Un point qui atteste des difficultés financières de certaines provinces. « Le Zéro Covid vient cristalliser un ras-le-bol préexistant : les tests quotidiens, la politique de confinement rendent le quotidien insupportable », atteste Jean-Louis Rocca. Le sinologue invite ainsi à ne pas tirer de plans sur la comète quant à la contestation du pouvoir. Selon lui, « la demande d’une expression libre ne doit pas conduire à conclure que la population réclame un autre système politique ».

Différences d’application de la stratégie de Zéro Covid en fonction des provinces

Si le 20 e Congrès du PCC, mi-octobre, a pu laisser entrevoir un appareil politique sous l’entier contrôle de Xi Jinping, la réalité semble plus contrastée. En atteste, les différences d’application de la stratégie de Zéro Covid en fonction des provinces. « Il y a un flottement au niveau national », observe Jean-Louis Rocca. Le mouvement actuel serait, pour le chercheur, révélateur d’un mal-être plus profond et de la « mise à mal du modèle de constitution d’une vaste classe moyenne ». À la faveur du ralentissement économique, la jeunesse remet en cause les valeurs héritées des générations précédentes qui ont sué sang et eau pour sortir de leur condition. Jusqu’alors prévalait un pacte avec les autorités : stabilité politique contre ascension sociale. Aujourd’hui, deux à trois grèves éclatent quotidiennement sur le territoire, ce qui témoigne de tensions sociales liées à la redistribution économique. « L’attachement des Chinois à la stabilité est une valeur ancienne. Il y a un fort conservatisme et, même les plus critiques du parti, savent qu’à l’évidence la chute du pouvoir mènerait à des luttes internes qui confineraient au chaos et à des conflits terribles entre régions », conclut Jean-Louis Rocca. Une équation jamais résolue par Friedmann.