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La petite phrase lancée sur Facebook par Sophia Chikirou, députée La France insoumise (LFI) proche de Jean-Luc Mélenchon, comparant l'actuel secrétaire du Parti communiste français (PCF), Fabien Roussel, au collaborationniste Jacques Doriot, a provoqué un tollé de protestation et une véritable levée de boucliers dans les rangs de la Nouvelle Union populaire, écologique et sociale (Nupes) et même au-delà.
Sa remarque soulève plusieurs questions relatives aux rapports des militants de gauche à l'histoire et, en l'occurrence, à l'itinéraire idéologique de Jacques Doriot, aux polémiques qui peuvent en naître et, subsidiairement, au parcours politique et aux références utilisées par Fabien Roussel.
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Jacques Doriot, communiste de la génération du feu
Jacques Doriot a été pendant plusieurs années l'un des principaux animateurs du PCF. Né en 1898, soldat en 1917-1918, il appartient à ce que l'historienne Annie Kriegel nomme, dans Les Communistes français, «la génération du feu» (une expression désignant les premiers cadres communistes).
Le jeune militant adhère à la Section française de l'Internationale ouvrière (SFIO) en 1918. Partisan de l'Internationale communiste, il est de ceux qui votent l'adhésion des jeunesses socialistes à l'Internationale communiste des jeunes à l'automne 1920 et la transformation de la SFIO en Section française de l'Internationale communiste (SFIC) au congrès de Tours à la fin du mois de décembre de la même année. Très vite, Jacques Doriot se rend en URSS et devient un commis voyageur de l'Internationale. Son antimilitarisme (prôné par son organisation) et son goût prononcé pour l'affrontement physique le conduisent à plusieurs reprises derrière les barreaux.
Cadre communiste de première importance, il siège au bureau politique dès 1924. Il se construit une double popularité, auprès des jeunesses d'une part (il prend la tête des jeunesses communistes en 1923) et dans son fief de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), dont il devient l'édile en 1931, d'autre part. À la suite de la tentative de coup de force des ligues du 6 février 1934 –des manifestations, emmenées par les ligues nationalistes, dégénèrent en émeutes près de l'Assemblée nationale–, alors que le PCF tergiverse sur la ligne à adopter, il prend, dès le 9 février, la tête d'un rassemblement antifasciste qui se solde par la mort de plusieurs militants dans des combats de rue.
L'histoire d'un virage à droite toute
Il est au premier rang des militants communistes demandant l'unité d'action avec les socialistes de la SFIO et les militants de la CGT (dite confédérée), alors opposés aux communistes qui participent à la CGTU (unitaire). Sûr de son bon droit, Jacques Doriot s'offre même le luxe, en avril 1934, de publier une lettre ouverte à l'Internationale dénonçant sa ligne politique et demandant l'unité des organisations de gauche. Avoir raison trop tôt conduit à sa mise à l'écart au sein du PCF, puis à son exclusion.
Pendant un an, Jacques Doriot tente de rassembler les forces de gauche autour de son bastion de Saint-Denis. Peine perdue. Il y arrive d'autant moins que le PCF met tout en œuvre pour l'en expulser à l'occasion des élections municipales de 1935, puis des législatives de 1936. Jacques Doriot se tourne alors vers la droite et fonde, avec nombre d'anciens cadres communistes, le Parti populaire français qui, très rapidement, devient une formation fasciste financée par l'Italie mussolinienne. Le virage est pris, et c'est une course vers l'Allemagne qui commence.
La Seconde Guerre mondiale lui donne la possibilité de mettre en œuvre une partie de son projet politique. Il soutient alors sans réserve la politique hitlérienne et ses hommes deviennent souvent des supplétifs des troupes nazies. Jacques Doriot lui-même revêt l'uniforme allemand et part combattre sur le front de l'Est, avant de mourir dans cette tenue en 1945 dans un bombardement allié. Il est devenu, avec Marcel Déat, collaborateur issu de la SFIO et fondateur du Rassemblement national populaire, une des figures honnies de la gauche incarnant la trahison et le passage à la collaboration.
Les règles ont changé
Son itinéraire complexe renvoie aujourd'hui la gauche à ses usages du passé. En effet, la mémoire y est l'objet d'une utilisation quasi constante. Jean Jaurès, par exemple, mobilisait la Révolution française pour en faire une référence politique au début du XXe siècle. Dans le même esprit, François Mitterrand n'a pas été avare d'allusions aux grandes heures de l'histoire de la gauche, faisant rassembler les militants lors d'une grande fête populaire place de la Bastille le 10 mai 1981 au soir, ou se rendant au Panthéon le 21 mai pour honorer la mémoire de Jean Jaurès. Il en est de même pour le PCF, qui a régulièrement mobilisé sur les thématiques du passé, usant et abusant des références au Front populaire puis à la résistance.
Cependant, le PCF a à plusieurs reprises asséné ce type de discours dont Sonia Chikirou s'inspire aujourd'hui. Les militants du PCF exclus ou déviants pouvaient ainsi se voir qualifiés d'«hitléro-trotskistes» ou de «renégats titistes». De même, les libertaires et les socialistes par trop critiques vis-vis du communisme et de l'URSS pouvaient être accusés d'être des «social-fascistes», voire des «agents du fascisme».
Mais ces dernières décennies, les références à la collaboration étaient, en règle générale, peu utilisées pour parler d'un partenaire. Au pire, l'union devenait un combat, pour reprendre l'une des formules du PCF lors de l'union de la gauche dans les années 1970. La collaboration et le fascisme devaient caractériser l'adversaire politique, la droite, voire les forces de l'ordre –rappelons que l'expression «CRS = SS» a été utilisée pour la première fois en 1947, afin de dénoncer la répression des grévistes. Dans l'immense majorité des cas, si des noms d'oiseaux pouvaient fuser, les partenaires faisaient mine de se respecter en évitant ce genre de phrases assassines. Les règles semblent toutefois avoir quelque peu changé.
La division plus que l'union
La marginalisation partielle de La France insoumise et ses crises internes ont tendance à lui faire adopter des réflexes qui rappellent les usages rhétoriques du PCF dans les années 1920 et 1930, ou lors des heures chaudes de la guerre froide. Et le syndrome de la forteresse assiégée semble refaire surface avec d'autant plus d'aisance que le secrétaire général du PCF est lui aussi adepte des petites phrases choc qui génèrent la polémique.
Ces dernières sont souvent sorties par Fabien Roussel pendant les campagnes électorales ou lors de la rentrée politique. Les deux dernières faisaient référence à l'alimentation et aux soulèvements citoyens qui devraient, selon lui, prendre d'assaut les préfectures et les supermarchés. Ces déclarations frontales du discours communiste relèvent directement de la matrice marchaisienne –du nom de l'ancien secrétaire du parti Georges Marchais qui, à chaque rentrée, des années 1970 aux années 1990, a tenté de mobiliser les militants du parti.
Depuis les années Thorez (1930-1964), le discours communiste s'appuie sur la tradition de l'exaltation du local et de l'international, de l'apologie des terroirs et de la fascination pour la révolution. Maurice Thorez et Georges Marchais (1972-1994), tout comme l'actuel secrétaire général du parti, ont joué sur cette double dimension: il fallait réconcilier les drapeaux rouge et bleu-blanc-rouge, exalter la nation productive et productiviste, raviver la grandeur nationale tout en l'accolant à la défense de l'URSS, afin de conserver une dimension internationaliste.
Cependant, les temps et la gauche ont changé. Ce qui a longtemps été considéré comme des traditions et comme une forme de discours politique est devenu obsolète et génère une vague de protestation, les combats et les priorités d'hier n'étant plus exactement ceux d'aujourd'hui. C'est cela qui explique le décalage entre les réactions. Néanmoins, le point Godwin a été atteint par la députée de La France insoumise, qui a davantage cherché les références historiques qu'un renouveau politique. Cette sortie aggrave les facteurs de division, quand Sophia Chikirou aurait pu jouer sur la corde unitaire pour positivement mobiliser les militants de la gauche.