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« En mémoire de la mémoire », de Maria Stepanova : une Russie au passé composite

En partant du journal intime de sa tante, l’écrivaine et poète tire les fils d’une histoire russe plus que jamais brutalisée. Une belle méditation sur la naissance et le devenir de la mémoire.

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« En mémoire de la mémoire » (Pamiati pamiati), de Maria Stepanova, traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard, Stock, « La cosmopolite », 592 p., 26 €, numérique 18 €.

Comme la grande sécheresse fait parfois apparaître des vestiges jusqu’alors recouverts par les eaux, les bouleversements politiques peuvent révéler des pans insoupçonnés d’un passé enfoui. La fin de l’URSS, en 1989, signifiait non seulement la chute d’un régime soutenu par les uns, haï par les autres, mais aussi, pour tout le monde, la soudaine disparition de repères matériels. D’un jour à l’autre, les attributs de la vie quotidienne, immuables depuis des décennies – enseignes de magasin, programmes de télévision, boîtes de conserve et distributeurs d’eau gazeuse –, n’étaient plus là, balayés, disloqués… A la place surgirent de nouveaux objets, de nouveaux usages, de nouveaux rapports au sein de la société, provoquant désarroi et, souvent, nostalgie.

Infinie précaution

Ce fut le cas partout en Europe de l’Est, comme en témoigne le film du cinéaste allemand Wolfgang Becker, Goodbye Lenin ! (2003). En littérature, ces chambardements furent à l’origine de nombreux ouvrages d’investigation mémorielle, y compris, bien entendu, dans l’épicentre des événements, la Russie. Cette Russie où, écrit Maria Stepanova dans son somptueux En mémoire de la mémoire, « le tourbillon de violence s’est prolongé inlassablement, formant une sorte d’enfilade traumatique que la société traverse de malheur en malheur, de guerres en révolutions, famines, assassinats de masse, nouvelles guerres et nouvelles répressions ». Pas étonnant que, passé le premier vertige, dans cette Russie « devenue, avant d’autres, le territoire de la mémoire déviée », beaucoup aient éprouvé le besoin de revenir en arrière, afin de retrouver cette période évanouie.

« Le passé gît devant nous, monde immense, bon à coloniser : pillage rapide, lente transformation », note encore la poétesse, romancière et journaliste née en 1972. Cette période soviétique que tant de courants – allant des ultranationalistes aux bolcheviques – cherchent à réinterpréter et à distordre, l’autrice l’aborde avec une infinie précaution, en paléontologue qui voudrait patiemment reconstituer la silhouette d’un animal disparu à partir d’une empreinte de patte ou d’un morceau de squelette. L’empreinte est ici le journal intime tenu par feu sa tante Galia. Après l’avoir découvert, la nièce s’est lancée dans une enquête considérable qui a duré des années.

Une quête existentielle

Ce qui guide sa plume, outre le sentiment du devoir – celui de « réunir les parcelles éparses de ce qui vous est connu en une ligne de transmission » –, c’est la curiosité, le désir de fixer l’insaisissable : la formation d’un souvenir. Autrement dit, moins le passé en tant que tel que notre façon de l’appréhender. Retracer la ligne ininterrompue du « récit de ce qui a été ». Car la mémoire est capricieuse, d’où la composition du livre, ses multiples digressions, son côté fragmenté, ses longs inventaires. Une minutieuse description des photos d’un album de famille, dont personne n’est plus capable de reconnaître les figurants ; une multitude d’objets ayant appartenu à sa tante, qui seule en connaissait la provenance et la raison d’être ; des souvenirs aléatoires ou erronés, des blancs, des oublis… : En mémoire de la mémoire se présente comme un gigantesque capharnaüm – à l’image de l’appartement de la tante –, chaotique à première vue, mais où, en réalité, rien n’est laissé au hasard. La multiplication d’anecdotes permet à l’écrivaine de s’approcher du but poursuivi : sauvegarder la continuité historique.

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