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« Et la forêt brûlera sous nos pas » de Jens Liljestrand : le dernier été d’insouciance

Et la forêt brûlera sous nos pas

de Jens Liljestrand

Traduit du suédois par Anna Postel

Autrement, 530 p., 24,90 €

Quelle fantastique époque que la nôtre pour puiser la matière d’une dystopie. Jens Liljestrand pousse le curseur à peine plus loin que nos temps incertains. Peu après la pandémie, Didrik passe l’été avec sa famille en Dalécarlie, au centre de la Suède, dans une maison au bord d’un lac. Lui et sa femme ont décidé de s’offrir à la rentrée un séjour de six mois dans une villa de luxe en Thaïlande. Une façon de rendre exceptionnelle cette période qui suit la naissance de Becka, leur troisième et dernier enfant, après Vilja, 14 ans, et Zack, 10 ans.

Lorsque débute un feu de forêt, les autorités demandent aux habitants d’évacuer les environs. C’est pour Didrik, consultant pour les médias, l’occasion de donner par téléphone une interview dans laquelle il admoneste l’imprévoyance des politiques tout en organisant le départ de sa famille, ce qui donne une efficace tension dramatique à ses propos. Il en profite aussi pour poster sur les réseaux sociaux un selfie de son fils et lui, avec ces mots : « Derrière nous, la forêt brûle. Il est temps de partir – à présent nous sommes aussi des réfugiés climatiques. » La satisfaction de Didrik face aux réactions émues et la sensation secrètement excitante de vivre une aventure s’évanouissent lorsque la voiture électrique où toute la famille a pris place ne démarre pas.

Des contradictions qui ressemblent souvent aux nôtres

Le roman de Jens Liljestrand court sur une semaine de la fin août. Sept jours qui changent la vie de ses quatre personnages centraux – et de tous les Suédois. Avec Didrik, l’écrivain cueille, non sans humour, des contradictions qui ressemblent souvent aux nôtres : une conscience écologique avec un appétit intact pour la viande, l’extravagante abondance des centres commerciaux et les voyages au bout du monde. Père vigilant, Didrik se rêve en héros protecteur des siens dans une crise dont il ne mesure pas l’ampleur.

Jens Liljestrand donne ensuite les rênes à trois autres protagonistes. Ils posent un regard différent sur le marasme qui s’étend dans un effet domino aussi impressionnant que crédible. L’une a lancé avec succès sur les réseaux sociaux le slogan « Choisis la joie », un autre se révèle fasciné par la somme vertigineuse de souffrance humaine et animale, la dernière, transie d’amour, en oublierait presque les troubles.

Admirable sens de la narration

Jens Liljestrand dessine cet éventuel futur en demeurant à hauteur de ses personnages pétris par leurs affects et leurs relations aux autres. C’est par leurs yeux que surgit l’enchaînement de dysfonctionnements que les incendies provoquent. En rendant de la sorte probable ce chaos et proche le ressenti de chacun, l’écrivain parvient magistralement à éveiller chez son lecteur l’aiguillon d’une expérience vécue.

Les liens se délitent ou se renforcent, des adultes se révèlent parfois plus immatures que des adolescents dans un jeu où les cartes du courage, du cynisme et de l’indifférence semblent rebattues de façon aléatoire. À l’heure où l’Allemagne craint des ruptures d’approvisionnement pour l’hiver prochain, la vivacité des discours intérieurs des quatre personnages face à un engrenage affolant trouve un écho intime en nous. L’admirable sens de la narration de Jens Liljestrand court jusqu’à la dernière phrase, jolie métaphore des inquiétudes pour les jeunes générations.