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Guerre en Ukraine : la fuite en avant de Vladimir Poutine

Françoise Thom publie « Poutine ou l’obsession de la puissance » chez Litos éditions.

© ALEXANDER ZEMLIANICHENKO / POOL / AFP

Bonnes feuilles

Françoise Thom publie « Poutine ou l’obsession de la puissance » chez Litos éditions. L'Occident s'est longtemps trompé sur Poutine. Le poutinisme est un phénomène inédit dans l'histoire, un régime nihiliste obsédé de puissance, qui s'adonne à la nuisance sans le moindre motif rationnel, sans le prétexte d'une idéologie articulée, au détriment même des intérêts de la Russie. Extrait 1/2.

Françoise Thom est une historienne et soviétologue, maître de conférences en histoire contemporaine à l'université de Paris-Sorbonne

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À la grande surprise du Kremlin, l’agression contre l’Ukraine provoque un sursaut en Europe et montre les limites du chantage nucléaire, voire son aspect contre-productif, car ce sont ces menaces qui ont persuadé les Occidentaux de livrer à la Russie une guerre économique totale. Quant à la « substitution des importations » tant vantée depuis 2014, Poutine ne s’est pas rendu compte que ses fonctionnaires lui jetaient de la poudre aux yeux. Il a pris pour argent comptant les rodomontades de ses ministres. Quelques jours après l’introduction des sanctions occidentales, on s’aperçoit déjà que la Russie ne serait pas capable de remplacer les importations. Le pays est privé de son bas de laine longtemps accumulé et a perdu les deux tiers de ses réserves. Cela a un effet de choc car personne ne s’y attendait. Autour de la Russie, un cordon sanitaire s’est mis en place, bien plus étanche que tous ceux ébauchés pendant la guerre froide. Les autorités du Kremlin espéraient que des importations chinoises de biens de consommation et d’électronique permettraient à la Russie de remédier aux sanctions occidentales à grande échelle. Or les livraisons de la Chine vers la Russie sont en baisse depuis le début de l’année, malgré le fait que la Chine n’ait pas officiellement adhéré aux sanctions. Si, en janvier 2022, les exportations de la Chine vers la Russie étaient estimées à 7,4 milliards de dollars, elles sont tombées à 5,3 milliards de dollars en février, à 3,8 milliards de dollars en mars et à 3,7 milliards de dollars fin avril. En avril, les exportations biélorusses vers la Russie dépassent les exportations en provenance de l’Allemagne. L’industrie automobile s’est effondrée. Le gouvernement russe a cessé de publier des statistiques économiques.

Mais le désastre pour les plans du Kremlin est infiniment plus grave encore. Dans un premier temps, le grand souci des Occidentaux avait été d’éviter l’escalade : Poutine les avait menacés « de conséquences comme ils n’en ont jamais vu » s’ils franchissaient une limite qu’il était seul à déterminer. Le chantage semble d’abord avoir été efficace, à en juger par la conférence de presse du secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, à l’issue du sommet de l’OTAN le 24 mars 2022 :

« Nous avons la responsabilité de veiller à ce que ce conflit ne devienne pas une guerre à part entière entre l’OTAN et la Russie. Et c’est aussi la raison pour laquelle les Alliés ont déclaré que nous ne déploierions pas de troupes sur le terrain en Ukraine… »

Cependant la découverte des massacres de Boutcha début avril va constituer une nouvelle étape. Les Occidentaux comprennent que les slogans absurdes de « dénazification de l’Ukraine » camouflent la volonté russe de détruire la nation ukrainienne en anéantissant ses élites. Ce qui se passe en Ukraine, le chantage nucléaire, les renforcent dans leur volonté de livrer à la Russie une guerre économique totale. Ils commencent à s’enhardir. En Allemagne, on assiste à une remise en cause radicale de la politique qu’a incarnée Angela Merkel, fondée sur l’espoir d’une convergence entre la Russie et l’Europe grâce au commerce. Le président allemand Frank-Walter Steinmeier, ancien « Putinversteher », fait son mea culpa. Le chancelier Scholz a annoncé la remilitarisation effective de l’Allemagne – une forte augmentation du budget militaire, la création d’un fonds spécial pour l’achat d’armes, ainsi que des plans pour déployer des troupes et des armes allemandes en Europe de l’Est. L’Allemagne semble surmonter son inhibition devant la militarisation. L’Europe prend des mesures résolues pour devenir indépendante des hydrocarbures russes. Même des pays traditionnellement russophiles, comme l’Italie, se sont rapidement joints aux sanctions. Le gouvernement italien dirigé par Mario Draghi envoie des armes, y compris des armes lourdes, prône des sanctions plus sévères et fait même pression sur Berlin pour durcir la position de l’Allemagne. Enfin, loin de se déliter, l’OTAN connaît une deuxième jeunesse. Des pays autrefois attachés à la neutralité, comme la Suède et la Finlande décident d’adhérer à l’Alliance de manière accélérée.

La Russie espérait que son coup de force contre l’Ukraine serait l’étincelle qui allumerait la révolution mondiale. « Notre 24 février 2022 est devenu “l’heure Z”, qui donne le signal du soulèvement contre le monde moderne. Ainsi, le monde ne sera plus jamais le même. C’est certain », écrit le politologue Vladimir Mojegov. Mais la réalité est loin des illusions entretenues à Moscou. Le Kremlin a beau se vanter d’avoir des amis dans d’autres parties du monde : même aux Nations unies, la Russie a été ostracisée, une grande majorité de pays appelant Moscou à mettre fin à son offensive en Ukraine. Poutine n’a reçu de soutien explicite que de la Biélorussie, de la Syrie, de l’Érythrée et de la Corée du Nord, la Chine et l’Inde s’étant abstenues. En mai 2005, les dirigeants de plus de 50 pays, dont les États-Unis et l’Ukraine, avaient assisté aux célébrations marquant le 60e anniversaire de la défaite de l’Allemagne nazie. Le nombre d’invités étrangers a depuis diminué au fur et à mesure que Poutine multipliait ses agressions. En 2021, seul le dirigeant du Tadjikistan a fait à Poutine l’honneur d’assister à son défilé. Le 9 mai 2022, aucun étranger ne s’est dérangé. L’isolement de la Russie est total.

Toutes les erreurs commises par Poutine ont deux causes. Comme les autocrates russes avant lui, le président russe est entouré de courtisans qui lui disent ce qu’il a envie d’entendre et qui ont peur de lui communiquer de mauvaises nouvelles. Tous ses ministres, tous ses espions, lui font un tableau peint en rose de leurs prétendus succès dans leurs administrations respectives. Ses espions lui disent qu’ils ont infiltré les cercles dirigeants des pays étrangers; ses ministres l’assurent que la Russie peut maintenant fonctionner en circuit autarcique; ses militaires affirment que la Russie a la meilleure armée du monde, la terreur de l’univers. Mais surtout, Poutine est prisonnier de la vision mutilée de l’humanité que lui a inculquée sa formation au KGB. Il croit que les hommes sont mus exclusivement par des intérêts matériels terre à terre et des passions viles. Il n’imaginait pas que tant de jeunes Ukrainiens sacrifieraient leur vie pour la liberté de leur patrie, que les Occidentaux accepteraient de se serrer la ceinture par solidarité avec l’Ukraine. Poutine n’avait eu affaire qu’à des Schröder, des Berlusconi, des Sarkozy et des Fillon. Il croyait toute l’Europe complaisante et vénale à leur image. Il s’imaginait que, pour contrôler un pays, il suffisait d’acheter ou de faire chanter un nombre suffisant de responsables politiques. Il ne voyait pas qu’en Occident il existe une opinion libre, qui limite la capacité d’action des dirigeants. Le martyre de l’Ukraine a ses racines dans cette longue époque d’amoralité et de frivolité à l’Est et à l’Ouest qui a suivi l’effondrement du communisme. Le courage désespéré des Ukrainiens fait renaître, espérons-le, une autre Europe, une Europe consciente de ce qu’elle est et de ce qu’elle peut perdre.

Non seulement le président russe est victime d’une tendance à prendre ses désirs pour des réalités, encouragée par la lâcheté et la servilité de ses subordonnés, mais surtout il est prisonnier de l’édifice de l’histoire alternative qu’il s’est construit depuis des années. Poutine est obsédé par le désir du remake historique. Mojegov a bien senti la direction du vent lorsqu’il écrit :

« Aujourd’hui, notre tâche principale est de rembobiner les développements funestes qui nous ont amenés où nous sommes, et de revenir à la situation de 1991, demain à celle de 1989 (une Allemagne neutre unie), puis, peut-être, nous irons plus en amont – jusqu’en 1913 –, et même plus en amont – au Grand Concert des Puissances européennes libres ».

Poutine veut bel et bien remonter dans le temps et rejouer la partie de la guerre froide, en faisant gagner cette fois la Russie. Il veut avoir son remake de « la grande guerre patriotique » : d’où l’insistance sur la « dénazification » de l’Ukraine, car il ambitionne de renouveler sous son règne l’exploit de la victoire sur le nazisme de 1945. Dans son imagination enfiévrée et celle de ses propagandistes, toute l’Europe est maintenant livrée au « nazisme » émanant de Kiev et la Russie affronte seule cette coalition fasciste. Bref, Poutine veut corriger l’histoire quand celle-ci s’est faite au détriment de la Russie et la répéter quand la Russie est sortie gagnante. Ses prédécesseurs communistes se contentaient de la réécrire. Lui cherche à la refaire par le fer et par le sang. Et c’est ce révisionnisme historique obsessionnel qui le rend si dangereux, pour la Russie et pour la communauté internationale.

L’absurdité des prétextes invoqués par Poutine pour justifier son invasion de l’Ukraine saute aux yeux. Les dirigeants du Kremlin n’ont que la menace de l’OTAN à la bouche. Or, avant que la Russie ne lance sa première agression contre l’Ukraine en 2014, les ÉtatsUnis, tout à leur « pivot vers l’Asie », étaient en train de réduire leur présence militaire en Europe. L’OTAN se vidait progressivement de son contenu militaire. En février 2022, l’Ukraine n’était pas beaucoup plus proche de rejoindre l’OTAN qu’elle ne l’avait été en avril 2008, au moment du sommet de Bucarest. En réalité, il est futile de discuter le bien-fondé ou non des raisons alléguées par le président russe. Les prétextes invoqués pour justifier l’invasion de l’Ukraine se sont effeuillés les uns après les autres en l’espace de quelques semaines. Ce fut tour à tour la nécessité de « dénazifier » l’Ukraine, d’empêcher un « génocide » des russophones, de prévenir l’expansion de l’OTAN aux frontières de la Russie, de renverser l’ordre international injuste favorisant les nantis occidentaux; puis Poutine nous explique qu’il s’agit de « récupérer » les terres injustement arrachées à la Russie par ses ennemis et de refaire l’empire russe. La variété même de ces justifications, la facilité avec laquelle Poutine s’en défait pour en adopter de nouvelles, montrent qu’aucune d’entre elles n’approche des vraies motivations du président russe. Poutine, qui a été formé par la pègre et le KGB, est incapable de penser en termes politiques. Il ne tient compte ni de la société, ni de l’opinion qui, à ses yeux, sont totalement manipulables par les élites. Il ne comprend pas ce qu’est un État, ni un empire, car le droit est absent de ses catégories mentales. Sa logique de chef de bande éclipse tout. Sa vision de la scène internationale est celle d’une jungle où s’affrontent les mâles dominants. Sa vision de l’empire est celle d’un espace exclusif de pillage et de prédation. Il ne reconnaît qu’un seul crime : faire défection et passer sous le contrôle d’un mâle dominant rival (notamment le président des États-Unis). Les traîtres, ceux qui ont joint les rangs d’une autre bande, doivent être punis d’une mort atroce. D’où l’assassinat spectaculaire de Litvinenko, la tentative d’assassinat de Skripal, un message clair aux Russes : les kapos étrangers ne vous mettront pas à l’abri de la sentence que j’ai prononcée contre vous. Le crime commis par l’Ukraine aux yeux de Poutine est de même nature que celui d’un Litvinenko : elle faisait partie de sa bande, elle a fait défection pour se mettre sous la protection d’un chef rival. Ceci explique la fureur destructrice, la rage de dévastation que Poutine a déclenchées sur ce malheureux pays. Les vraies motivations de la guerre menée contre l’Ukraine sont la vengeance et l’avertissement : tout le reste n’est qu’un habillage rhétorique. Poutine est un gangster, il raisonne et agit en gangster.

Le martyre infligé à l’Ukraine fait partie intégrante de l’entreprise de dressage des élites européennes menée par le Kremlin en vue de la création de ce fameux « espace économique uni de Lisbonne à Vladivostok ». Poutine veut montrer que Biden ne peut rien faire pour ceux qui comptent sur sa protection. Il escompte que, frappés d’épouvante, les leaders européens se rangeront sous la férule de Moscou et y maintiendront leur peuple. En dépit des rodomontades du Kremlin, les sanctions font leur effet. Les dirigeants russes sont plus persuadés que jamais que toute l’Europe doit être englobée dans leur grand espace autarcique, faute de quoi ils seront incapables de maintenir à niveau leur secteur militaro-industriel, le seul qui compte à leurs yeux. Ce n’est pas un hasard si Poutine s’est souvenu de Pierre le Grand : c’est ce tsar qui a eu l’idée de recruter des Européens pour forger les outils de la puissance russe. Aujourd’hui, les dirigeants du Kremlin sont persuadés qu’ils auront le beurre et l’argent du beurre. Ils escomptent annexer l’Ukraine et reprendre le business as usual avec les Européens. Les appels malencontreux à « ne pas humilier la Russie » (Macron), à ne pas « répondre à la violence par la violence » (Scholz) ne peuvent que les encourager dans cette voie.

Que peut faire l’Occident face à cette Russie malade d’orgueil, ivre de malfaisance? D’abord il doit mesurer l’ampleur de la tâche. La situation de la Russie après vingt ans de poutinisme est pire encore que celle de 1991 après 7 décennies de communisme. Certaines des politiques mortifères menées par le régime communiste ont été reprises, voire amplifiées par le poutinisme. Ainsi la sélection négative n’est pas moins intense que sous le régime communiste. Elle propulse aux postes de responsabilité des médiocres serviles totalement dépourvus de scrupules, elle peuple le parlement de larbins rivalisant de bassesse pour attirer l’attention du leader national, et emplit les médias télévisés de propagandistes ayant perdu toute humanité, extatiques devant la perspective du génocide d’un peuple, transportés d’enthousiasme à l’idée de bombarder New York ou Londres. Ceux des Russes qui ne supportent pas l’atmosphère toxique de la Russie poutinienne quittent le pays. Après les années de cynisme de l’ère Brejnev, la Russie a connu une dégradation morale sans précédent dans l’histoire de l’humanité, une dégradation qui n’est pas due aux catastrophes qu’affronte ordinairement le genre humain, guerres civiles, famines, épidémies de peste. Cette dégradation a été organisée d’en haut, par des dirigeants ayant fait le choix délibéré de rendre leurs concitoyens pires afin de les dominer durablement en manipulant les passions viles.

Nous devons réfléchir dès maintenant à l’après Poutine, en tirant les leçons des fautes commises par les Occidentaux après la chute du communisme. La première erreur a été d’analyser la situation politique dans des termes empruntés aux experts et aux acteurs russes. Ceci a conduit à une personnalisation excessive de notre perception de la politique russe. 

Extrait du livre de Françoise Thom, « Poutine ou l’obsession de la puissance », publié chez Litos éditions

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