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L'Amérique du Sud, nouveau terrain de conquête de la Chine

Temps de lecture: 6 min

La magie de la géopolitique fait parfois oublier les distances. Les 19.000 kilomètres qui séparent la capitale argentine de Pékin équivalent à la somme d'un vol Buenos Aires-Paris et d'un autre entre Buenos Aires et Washington. Pourtant, c'est bien de la Chine que l'Argentine n'a jamais semblé aussi proche.

Si les derniers déplacements officiels du gouvernement péroniste ont conduit les hauts fonctionnaires du pays sud-américain aux États-Unis dans le cadre de la renégociation de la dette nationale auprès du Fonds monétaire international (FMI), les regards se tournent désormais vers la lointaine république asiatique.

Acculée par la dette et le manque de devises internationales, l'Argentine ménage la chèvre et le chou. Un jour, le ministre des Affaires étrangères, Santiago Cafiero, pose tout sourire aux côtés de son homologue chinois. Le lendemain ou presque, c'est au tour du ministre argentin de l'Économie, Sergio Massa, de faire les yeux doux à Kristalina Georgieva, la directrice du FMI.

Pragmatisme stratégique

Comme nous l'écrivions au début de la guerre en Ukraine, une partie de l'Amérique latine semble renouer avec la vieille position de neutralité ou de pragmatisme du «tiers-monde», tel que défini par Alfred Sauvy en 1952. À savoir celle «de ceux que l'on appelle, en style Nations unies, les pays sous-développés». Ajoutons, pour poursuivre la pensée du démographe français: «non alignés» sur l'axe Est-Ouest et «en recherche de financements» pour leur développement.

L'Amérique latine, ou plus précisément l'Amérique du Sud, n'est plus le pré carré de Washington. La plupart des pays du Cône Sud, qui s'étend de la Colombie à l'Argentine, priorisent aujourd'hui leurs liens commerciaux avec la Chine. De leur côté, les États-Unis n'ont pas dit leur dernier mot, notamment en Amérique centrale et surtout au Mexique, pays qui concentre 70% du commerce latin de Washington.

«C'est une manière d'envoyer un message aux États-Unis et au FMI pour dire: “nous pouvons trouver d'autres financements si vous ne rééchelonnez pas notre dette”.»
Christophe Ventura, directeur de recherche à l'IRIS

Si l'Argentine est loin de détenir l'exclusivité de l'intérêt chinois dans la région, elle fait partie des pays qui ont le plus intensifié leur liens lors de ces derniers mois. Au menu de ce rapprochement sino-argentin: la promesse d'une adhésion au groupe des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), avec une candidature d'ores et déjà validée par le géant asiatique. De cette manière, Buenos Aires scelle le renforcement de ses liens avec Pékin, devenu cette année le premier partenaire commercial, devant le voisin brésilien.

«Ce projet argentin d'intégration aux BRICS revient à confirmer en acte la position du président Fernández, enclin à un rapprochement avec la Chine, résume Christophe Ventura, directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). C'est aussi une manière d'envoyer un message aux États-Unis et au FMI pour dire: “nous pouvons trouver d'autres financements si vous ne rééchelonnez pas notre dette”. Ce n'est pas anodin, car l'Argentine est le pays ayant reçu le montant le plus élevé accordé par le FMI, avec le prêt octroyé en 2018.»

Un nouveau chapitre dans le récit chinois

Les relations entre Pékin et le Cône Sud avaient déjà le vent en poupe, et ce depuis une vingtaine d'années environ. Mais la pandémie de Covid-19 est venue souffler un peu plus fort dans la voile. Fin 2021, certains parlaient des effets de la «diplomatie Covid» menée par Pékin dans une région où les vaccins et autres masques chirurgicaux d'Occident se faisaient attendre.

La politique diplomatico-sanitaire a bien contribué à l'expansion chinoise, mais celle-ci reste principalement guidée par les enjeux commerciaux. C'est de cela dont on débat, notamment sur la chaîne privée argentine TN, opposée au gouvernement péroniste. À la question posée de manière frontale, «Route de la soie, des accords dangereux?», les spécialistes invités se sont montrés mesurés. De nombreux arguments autour des opportunités de développement ont été opposés aux «risques d'un nouvel impérialisme», proposés par la présentatrice.

Si Bruxelles semble se désintéresser aujourd'hui de cet enjeu lointain, les États-Unis y voient désormais une menace.

L'avancée de la Chine sur l'échiquier mondial est ainsi prise avec distance. Pour le chercheur Fernando Pedrosa, «la “route de la soie”, c'est avant tout un récit». «Les grandes puissances ont besoin de récits, poursuit le directeur du groupe d'études asiatiques de l'Université de Buenos Aires (UBA). L'URSS était le pays de l'égalité entre les travailleurs, le Royaume-Uni celui du commerce, les États-Unis le pays de la démocratie et la Chine présente là son propre récit dans sa conquête d'hégémonie mondiale. [Ce récit] est lié au commerce, à la coopération, à la paix mondiale...»

Ce win-win sino-latin ne s'est pas construit en un jour. Pour retracer l'historique de cette relation, il faut remonter à l'entrée du géant asiatique dans l'Organisation mondiale du commerce (OMC), en 2001. «Depuis lors, leurs échanges n'ont fait que s'intensifier. Cette même année, les États-Unis sont touchés par les attentats du World Trade Center et s'embourbent en Irak et en Afghanistan. En parallèle, ils délaissent l'Amérique latine. Les besoins de la Chine en matières premières et autres ressources naturelles l'ont poussée à se rapprocher de la région, qui devient son deuxième cercle de fournisseurs, après l'Afrique. En échange: la Chine abonde les sociétés de produits de consommation, qui se démocratisent: TV, smartphone, frigo…», analyse Ventura.

Résultat: dès le début des années 2010, la Chine dépasse l'Europe et devient le deuxième partenaire commercial de l'Amérique latine. Si Bruxelles semble se désintéresser aujourd'hui de cet enjeu lointain, les États-Unis y voient désormais une menace. Le sénateur républicain Marco Rubio a récemment appelé à «plus de vigilance» sur cette question. De passage à Buenos Aires, la générale de l'armée américaine, Laura Richardson, a elle aussi partagé sa préoccupation, en pointant du doigt la station spatiale chinoise de Bajada del Agrio, à Neuquén (au nord de la Patagonie).

Collaboration ou exploitation?

En Argentine, d'autres partagent ces craintes venues du nord. C'est le cas de Milko Schvartzman, spécialiste de la conservation marine, qui a notamment collaboré avec l'ONU et Greenpeace: «L'Argentine se trouve dans une situation de soumission vis-à-vis de la Chine. La base militaire chinoise de Bajada del Agrio en est l'illustration.»

Le sujet d'étude de Schvartzman concerne l'un des pans les plus importants du commerce chinois en Amérique du Sud: l'exploitation des ressources naturelles, en l'occurrence celles puisées dans l'océan Atlantique. Pas moins de 400 bateaux chinois stagnent face au littoral patagon, à la frontière des eaux territoriales argentines. Une limite qu'ils transgressent régulièrement pour aller piller les fonds marins, bafouant ainsi la souveraineté nationale argentine.

Les entreprises chinoises, directement dépendantes de l'État, sont en perpétuelle négociation pour installer de nouvelles infrastructures de pêche, à l'image de celles dont elles disposent déjà dans le port de Montevideo (Uruguay). Une présence entachée de multiples rapports accablants concernant les conditions de vie des équipages et la capture d'espèces vulnérables.

Au-delà de l'apport logistique, «qui servirait à accompagner l'exploitation des ressources halieutiques, les infrastructures servent une stratégie géopolitique de présence territoriale», selon le lanceur d'alerte. Pour se rapprocher de la zone de pêche, dans l'Atlantique Sud, la flotte chinoise s'installerait volontiers à Comodoro Rivadavia (Chubut, Patagonie).

«Tous les pays sont victimes et responsables à la fois, conclut Schvartzman. Les États sud-américains ont en commun cette dépendance vis-à-vis du partenaire commercial, mais chacun réagit de manière différente.» En guise d'illustration, l'Argentin déplore que son pays n'ait jamais demandé de comptes à la flotte chinoise, tandis que l'Équateur a réussi à l'éloigner à 80 milles nautiques (environ 148 kilomètres) de la limite de ses eaux territoriales.

Preuve du dynamisme de cette collaboration en vogue, les intérêts chinois en Amérique du Sud se diversifient. Aux ressources naturelles et aux matières premières s'ajoutent de nouvelles productions, exogènes cette fois-ci, comme les méga-fermes porcines –sujet sur lequel l'Argentine se place également en fer de lance. Comme la surexploitation des ressources halieutiques, la production porcine fait planer l'ombre d'externalités négatives sur le plan écologiques. Entre besoins de financements et préservation de l'environnement, la relation avec la Chine fait nager l'Amérique du Sud en eaux troubles.