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L'appel de la forêt peut-il être une réponse à la crise écologique?

Temps de lecture: 5 min

La question n'a jamais été autant d'actualité. «L'espace d'un été, le monde a basculé, constate Nicolas Truong dans Le Monde. Aucun coin de terre n'a échappé à sa saison en enfer. Chacun a pu ressentir le désastre au bord du balcon, percevoir l'apocalypse au bout du jardin, connaître la suffocation sur les routes en goudron.» Comment penser et agir dans un monde en feu? Et surtout, comment forger des récits nouveaux face à l'hypercrise actuelle?

Le philosophe Frédéric Neyrat affirmait en juillet dans une tribune parue dans L'Obs que «les mégafeux ne brûlent pas seulement des forêts, des vies humaines et animales, mais aussi nos manières de penser. Calcinées, celles-ci peinent à produire les contre-feux intellectuels et politiques nécessaires pour répondre aux désastres climatiques: chaque proposition, chaque cri de rage, chaque concept flambe et se réduit en cendres avant d'avoir seulement pu prendre forme.»

Tout ce qui nous arrive depuis le 11-Septembre, terrorisme, catastrophes écologiques, krach boursier, pandémie, crise géopolitique, nous lance un même défi et ce défi est narratif. Quel visage aura le monde d'après? Et surtout: qui va avoir la main sur le récit de ce qui s'est passé?

Mais qu'entend-on par récit? Et comment remédier à cette crise? Il faut se demander comment créer de nouveaux récits qui ne soient pas simplement des scénarios d'adaptation individuelle, mais des outils collectifs de compréhension et d'invention de nouvelles formes de vie.

«Nous vivons une crise du récit»

«Nous n'avons pas encore métabolisé la catastrophe écologique, ni mis en récit l'incertitude de nos temps désorientés, constate l'anthropologue Nastassja Martin dans Le Monde. Nous manquons d'histoires, nous vivons une crise du récit.» Dans son dernier livre, À l'est des rêves, Réponses even aux crises systémiques (La Découverte), fruit de plusieurs années d'enquêtes de terrain au Kamtchatka, péninsule volcanique de l'Extrême-Orient russe, cette spécialiste des populations subarctiques ne se contente pas de ce diagnostic alarmant, mais produit un méta-récit, une «ethno-métaphysique des éléments».

«Les confins, écrivait le poète russe Joseph Brodsky, se situent non pas là où le monde s'achève, mais précisément là où il se clarifie.» Question de point de vue, d'obliquité du regard, qui fait apparaître sous un jour nouveau les formes, les paysages qui nous entourent, les relations aux autres espèces.

Car les confins sont limitrophes, dans un sens géographique autant qu'historique, ils délimitent des espaces mais aussi des civilisations. «Parce que les civilisations ont une fin, écrivait encore Brodsky (Loin de Byzance, Fayard, 1988), dans la vie de chacune d'elles vient un moment où le centre ne tient plus. Ce qui les empêche alors de se désintégrer, ce ne sont pas les légions mais le langage. Tel fut le cas de Rome, et avant cela, de la Grèce hellénique. La tâche de tenir le centre à ces moments-là revient souvent aux hommes des provinces, de la périphérie.»

Ces hommes des provinces, Nastassja Martin les côtoient depuis quinze ans. En Alaska d'abord, puis de l'autre côté du détroit de Béring, au Kamtchatka, ce Far East russe symétrique du Far West américain.

De l'Alaska au Kamtchatka, un monde ruiné

Nastassja Martin est partie en Alaska il y a quinze ans pour étudier l'animisme, cette forme de pensée préservée qui considère que les êtres avec lesquels nous cohabitons, animaux, végétaux, mais aussi éléments comme le vent ou le feu, possèdent une âme, une intériorité comparable à celle des humains. Elle a découvert un monde en ruines.

«Je croyais débarquer sur une terre relativement préservée, où les Gwich'in, ces chasseurs-pêcheurs vivant entre le nord-est de l'Alaska et le nord-ouest du Canada, continuaient de chasser les caribous comme ils le faisaient depuis les temps immémoriaux. J'ai découvert un monde ruiné qui ne faisait plus sens pour les autochtones eux-mêmes», explique-t-elle encore dans Le Monde. À Fort Yukon, elle n'a pas croisé de caribous mais «des indigènes alcoolisés titubant dans les ruelles glacées, dévastés par la colonisation américaine et l'économie pétrolière. Leurs relations aux animaux et à la forêt avaient été interrompues.»

Couverture du livre À l'est des rêves (La Découverte).

De l'autre côté du détroit de Béring, au Kamtchatka, c'est peu ou prou le même spectacle de désolation que Nastassja va découvrir. Séparé de Moscou par neuf fuseaux horaires et 6.500 kilomètres, le Kamtchatka était jusqu'en 1990 une zone militaire interdite aux étrangers. On y stockait des sous-marins et on y faisait des tests ultra-secrets sur des véhicules lunaires.

Maintenus en un vase clos qui avait figé les rapport sociaux et inter-ethniques, les Even, peuple nomade d'éleveurs de rennes, avaient été sédentarisés de force dans des fermes collectives. Après la chute de l'Union soviétique, beaucoup ont continué d'être les bergers des rennes qui ne leur appartenaient plus, les troupeaux étant aux mains d'entreprises privées, d'autres ont trouvé à s'employer dans les anciens kolkhozes transformés en plateformes touristiques. Ils ont fait partie de troupes de danseurs qui rejouaient d'anciens rituels soigneusement scénarisés par des professionnels venus de Russie, d'Ukraine ou d'ailleurs. Parfois, ils montaient des rennes pour les touristes. «Ils ont été folklorisés à mort», écrit Nastassja Martin.

Le choix de la forêt

Mais parmi eux, une famille avait fait un choix différent. Elle était repartie vivre en forêt. «Comment un petit collectif violenté, spolié, asservi par les colons avant d'être oublié de la grande histoire s'est-il saisi de la crise systémique pour regagner son autonomie? Comment a-t-il fait pour renouer les fils ténus du dialogue quotidien qui le liait aux animaux et éléments, sans le secours des chamans éliminés par le processus colonial? Quelles manières de vivre les Even ont-ils réinventées, pour continuer d'exister dans un monde rapidement transformé sous les coups de boutoir de l'extractivisme et du changement climatique?», s'interroge l'anthropologue.

Une partie de la réponse réside dans les liens qu'ils ont su créer avec les non-humains. L'autre passe par le récit, les histoires, les mythes, une manière de reprendre le dialogue avec les éléments –terre, air, feu, eau– qui pourrait bien nous inspirer en Occident face à la crise écologique actuelle.

«Évidemment, explique au Monde l'anthropologue, il ne s'agit pas d'importer une cosmologie animiste pour répondre à la crise systémique à laquelle nous faisons face. Mais il est urgent de pluraliser les réponses face à l'incertitude et donc de faire entendre leurs voix, eux dont les manières d'être au monde ont été passées sous silence depuis les premiers instants de la colonisation, ou pire, instrumentalisées à nos propres fins.»

«Nous sommes prisonniers d'une économie boiteuse, d'un village ruiné avant même d'avoir été florissant», disait l'un des autochtones rencontrés par Nastassja Martin en Alaska. «Un village qui nous fait croire à un semblant de “bien-être”, [...] de civilisation, si tant est qu'à Fort Yukon la civilisation soit la manifestation visible de la perte de tout ce qui nous a constitués en tant qu'êtres humains à travers les temps… [...] Quand cette poudre aux yeux s'effacera, parce qu'elle s'effacera, que se passera-t-il? [...] Où irons-nous? [...] Back in the woods of course», écrit Nastassja Martin.