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L’empire russe doit mourir

Seule une défaite militaire en Ukraine permettra de faire advenir un changement politique en Russie et de mettre fin aux ambitions “impériales” de Vladimir Poutine, assène la chroniqueuse de renom Anne Applebaum dans le magazine américain “The Atlantic”.

Pendant le quart de siècle qu’a duré son existence formelle, l’École d’éducation civique de Moscou n’avait pas de campus, ni de programme, ni d’enseignant. L’établissement proposait des séminaires aux politiciens et aux journalistes, organisés par d’autres politiciens et journalistes, originaires de Russie et du monde entier. Le siège en était l’appartement moscovite de ses fondateurs, Lena Nemirovskaïa et Iouri Senokosov.

Ils s’étaient rencontrés dans les années 1970, à l’époque où ils travaillaient pour une revue de philosophie, et étaient animés d’une même haine pour la politique brutale et arbitraire qui régissait leur vie depuis toujours ou presque. Le père de Lena Nemirovskaïa avait connu le goulag, et Iouri Senokosov m’a confié un jour qu’il n’arrivait pas à avaler le pain noir russe, dont le goût lui rappelait la misère et les drames de son enfance soviétique.

Tous deux estimaient également que la Russie pouvait changer. Peut-être pas de fond en comble, peut-être pas de manière très spectaculaire, mais changer tout de même. Lena Nemirovskaïa m’a dit un jour que sa grande ambition était de rendre la Russie “un petit peu plus civilisée” en confrontant son peuple à des idées nouvelles. Leur école, fruit des conversations qu’ils avaient eues dans leur cuisine, avait pour but d’atteindre cet unique objectif, qui n’avait rien de révolutionnaire.

Une école pour les Russes

Longtemps, elle a prospéré. De 1992 à 2021, Lena Nemirovskaïa estime que plus de 30 000 personnes – des parlementaires, des conseillers municipaux, des hommes d’affaires, des journalistes – ont assisté à leurs séminaires, organisés dans tout le pays, sur le droit, les élections et les médias. Ils ont eu pour intervenants des éditeurs britanniques, des ministres polonais ou des gouverneurs américains, et ont obtenu le soutien financier d’un éventail tout aussi large de fondations et de philanthropes européens, américains et russes. J’ai dû assister à une douzaine de séminaires, la plupart sur le journalisme.

Mais l’école n’en était pas moins un établissement russe, imaginé par des Russes et pour des Russes. Les sujets étaient sélectionnés parce qu’ils intéressaient les Russes, et plus tard parce qu’ils intéressaient les Géorgiens, les Biélorusses et les Ukrainiens, qui assistaient également à certains des séminaires. Je m’en souviens d’un particulièrement ennuyeux (à mes yeux) sur le fédéralisme en Scandinavie, qui avait fasciné les participants parce qu’ils n’avaient jamais réfléchi, dans les sociétés très centralisées qui étaient les leurs, aux diverses relations qui pouvaient exister entre les administrations régionales et nationales.

“Agent de l’étranger”

À l’époque, ce projet ne semblait ni naïf ni idéaliste ou radical, et encore moins séditieux. Pendant la première décennie de la présidence de Vladimir Poutine, la vie démocratique était certes limitée mais légale en Russie ; les prises de position de l’opposition étaient tolérées du moment qu’elles ne recueillaient pas trop de suffrages, et des débats, des séances de formation et autres cours sur la démocratie et l’état de droit étaient organisées régulièrement.

Lena Nemirovskaïa m’a confié qu’il ne lui est jamais venu à l’idée qu’elle avait pu créer une organisation “dissidente”. Au contraire, ses efforts avaient pour but de soutenir précisément le type de transformation que les dirigeants au pouvoir dans la Russie des années 1990 disaient appeler de leurs vœux. Seulement voilà, peu à peu, ces gens-là ont été évincés, ou ont tourné leur veste.

Des officiers du FSB, la police secrète russe, ont commencé à s’inviter dans les séminaires et à poser des questions. Des articles à charge sur l’établissement ont paru dans la presse russe. Enfin, l’État a décrété que l’établissement était un “agent de l’étranger” et qu’il devait dès lors s’afficher comme tel.

Des dizaines de milliers d’exilés

En 2021, l’école a été fermée. Lena Nemirovskaïa et Iouri Senokosov ont vendu leur appartement et sont allés s’installer à Riga, en Lettonie, où ils organisent toujours des séminaires, à cette différence près qu’ils s’adressent désormais aux exilés.

Bon nombre de leurs amis, collègues et anciens élèves ont également fui le pays au compte-gouttes. Au printemps 2022, au lendemain de l’invasion de l’Ukraine, les gouttes s’étaient transformées en lame de fond. Des dizaines de milliers de journalistes, militants, avocats et artistes russes ont quitté le pays, emportant avec eux ce qui restait d’indépendance dans les domaines des médias, de l’édition, de la culture et des arts. Parmi eux, beaucoup avaient peut-être assisté un jour à un séminaire sur l’administration locale à l’École d’éducation civique de Moscou.

Beaucoup de gens, en Russie et en dehors, ont eu l’impression que c’était la fin de l’histoire. Ils avaient tort – les histoires comme celle-ci ne se terminent jamais.

Les idées naviguent à travers le temps et l’espace, prenant parfois des chemins de traverse. L’idée qu’un pays doive être différent – gouverné différemment, organisé différemment – peut émaner de vieux livres, d’un voyage à l’étranger ou simplement de l’imagination de ses habitants.

À l’apogée de l’Empire russe, au XIXe siècle, sous le règne de certains des autocrates les plus pesants de leur époque, une pléthore de mouvements de réformes