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L'étrange histoire des archives Barragán: en finir avec le scandale de l'architecte transformé en diamant

Temps de lecture: 3 min

Brillant, complexe, actuel. Forcément dérangeant.
«Comment un artiste survit-il à sa propre mort? Je me pose la question, également, en tant qu'artiste: qu'adviendra-t-il de mon œuvre?»

Une partie du projet artistique multimédia et au long cours de la plasticienne et autrice américaine Jill Magid, The Barragán Archives (d'après l'architecte mexicain Luis Barragán, 1902-1988), est actuellement exposée au Centre Pompidou à Paris. Au téléphone depuis Brooklyn, Magid pèse chacun de ses mots. Un rire court et franc vient ponctuer certaines phrases, comme si elle cherchait à excuser la rigueur intellectuelle et la précision de son travail.

Elle tenait à cet échange, probablement soucieuse de s'assurer que la nature profonde de l'œuvre ne serait pas oblitérée par une salve de points d'exclamation et de formules choc. Que son travail ne serait pas cantonné à la fameuse polémique qui a fait couler tant d'encre (et par la même occasion renforcé la renommée déjà internationale de l'artiste). Mais également pour se protéger, d'une certaine façon: «La nature de mon travail, qui explore certaines des limites de la loi, implique une forme de mise en danger.»

L'architecte mexicain Luis Barragán, 1902-1988. | Wikimedia Commons

En 2016, la presse internationale s'emparait de «l'affaire». Les réactions oscillaient entre horreur, stupéfaction et amusement admiratif face à l'étonnante histoire de la dépouille de Barragán, transformée en un diamant, ensuite monté en une bague destinée à libérer les archives professionnelles de l'architecte mexicain, détenues en Suisse par une société privée qui en bloquait l'accès au public et en monnayait la moindre reproduction (même en l'écrivant, il y a matière à s'essouffler).

«Relations intimes avec les structures de pouvoir»

Son inquiétude est fondée: de ses Barragán Archives, qui occupent une vaste pièce au centre Pompidou (le musée français a acquis l'œuvre), on a plus souvent retenu la controverse que le contexte dans lequel Jill Magid a inscrit sa démarche.

«Je comprends que la presse ait cédé à la tentation d'en faire des titres alléchants, qui se concentraient sur la controverse plutôt que sur le véritable sujet. Mais cette controverse, je n'ai pas cherché à la créer.» Jill Magid laisse échapper un soupir résigné. Elle sait pertinemment qu'il s'agissait «d'une œuvre provocante, puisqu'elle cherche à interroger, donc de nature à générer la polémique».

Si les gros titres ne l'ont pas choquée, elle a déploré une certaine absence de curiosité ou de compréhension de certains médias envers sa démarche multi-strates. Le raccourci était aisé, nous y avions d'ailleurs cédé.

Ce qui fascine Magid, ce sont les tensions impalpables entre l'individu et les systèmes d'autorités dites protectrices. L'artiste américaine explique qu'elle se plaît à développer «des relations intimes avec les structures de pouvoir, comme la police, les services secrets, les caméras de surveillance», déroulant un format narratif «qui prend souvent la forme d'une histoire d'amour». Un jeu de séduction et un goût pour l'exploration des limites qui a notamment valu, on l'évoquera plus tard, quelques sueurs froides aux services secrets néerlandais.

Territoire de pouvoir privatisé

Avec The Barragán Archives, elle s'aventurait, confie-t-elle aux conservateurs Hirsch et McGraw pour le recueil consacré à l'œuvre, sur «un nouveau territoire de pouvoir privatisé. Je voulais comprendre ce que cela signifiait, pour l'héritage d'un artiste donné, qu'être contrôlé par une société privée.» Une histoire aussi multi-strates que l'œuvre.

Pour éviter toute confusion, il faut faire le distinguo entre deux types d'archives en lien avec l'architecte mexicain: en premier lieu, il existe des archives personnelles, conservées dans son pays d'origine. Puis ses archives professionnelles, détenues par de la Barragan Foundation en Suisse puis en Allemagne –dont les propriétaires, une historienne de l'architecture, Federica Zanco, et son mari Rolf Felhbaum ont déposé la marque «Barragan», sans accent.

Les écuries San Cristobal par Luis Barragán. L'architecte, à qui on reprochait de ne travailler que pour de riches clients, a un jour rétorqué: «Non, pour des chevaux également.» | Steve Silverman via Flickr

Enfin, The Barragán Archives sont également le nom de cette œuvre au long cours de Jill Magid, que l'avocat Daniel McLean présente comme «un projet complexe, qui se développe depuis 2013 sous la forme d'itérations visuelles variées, incluant des installations, des œuvres d'art discrètes, des performances, à la fois dans des espaces privés et public à travers le monde». Et Si McLean connaît bien l'œuvre de Magid, c'est en partie parce que la trame de son œuvre a amené cette dernière à chercher le conseil d'avocats «aux États-Unis, en Suisse, en France…».

Aux prémices du projet, une visite de la maison-atelier de Luis Barragán à Mexico en 2012. La galerie qui représente Jill Magid se trouve en face, et celle-ci en profite pour découvrir les lieux. À cette occasion, la directrice du musée, Catalina Corcuera, lui raconte l'étrange parcours des archives de l'architecte, dont une partie est alors conservée dans un bunker en Suisse à l'abri des regards depuis presque deux décennies. Les archives professionnelles du maître, lui confie Corcuera, auraient été offertes à une femme en guise de cadeau de mariage.

Il n'en faut pas plus à Magid pour imaginer une œuvre qui fera date; un refus allait bientôt initier le début d'une saga artistique qui serait même, quelques années plus tard, immortalisée au cinéma et produit par une réalisatrice oscarisée.

La suite de l'étrange histoire des archives Barragán demain, dans le deuxième épisode de notre série Amour, gloire et propriété (intellectuelle): «Un bunker en Allemagne et une love story gothique»