France
This article was added by the user . TheWorldNews is not responsible for the content of the platform.

La carte du XVIIe siècle exhibée par Poutine prouve-t-elle que l’Ukraine n’existait pas ?

Les cartes au secours de la propagande. Dans une vidéo publiée le 23 mai sur le site du Kremlin, Valery Zorkin, président de la Cour constitutionnelle de Russie, s’adresse au président russe Vladimir Poutine : «Nous avons trouvé la copie d’une carte datant du XVIIe siècle, sous le règne de Louis XIV, réalisée par les Français eux-mêmes. Pourquoi est-ce que je l’ai amenée ? Il n’y a pas d’Ukraine.» Des propos approuvés par Poutine, qui explique qu’il ne pourrait en être autrement.

Cette carte, intitulée «La Russie blanche ou Moscovie divisée suivant l’étendue des royaumes, duchés, principautés, provins et peuples qui sont présentement sous la domination du Czar de la Russie connu sous le Nom de Grand Duc de Moscovie», date d’avant l’annexion, au XVIIIe siècle, de ce que l’on appelle aujourd’hui l’Ukraine, par l’impératrice Katherine II, ancienne impératrice de toutes les Russies.

«Traité diversement interprété»

La vidéo sous-entend donc qu’avant l’invasion russe, la nation ukrainienne n’existait pas, et que l’Ukraine constituait une partie de l’empire. Or rapidement, des internautes ont fait remarquer que sur la carte figurait la mention «Vkraine ou Pays des Cosaques», juste au niveau de l’Ukraine actuelle.

Sous l’autorité de la couronne polonaise, les cosaques, peuple nomade, évoluaient en effet sur un territoire situé au centre de l’Ukraine actuelle, avec une certaine indépendance, dans cette zone tampon entre le monde russe et l’empire ottoman. «Au XVIIe siècle, c’est une région qui est bien identifiée», confirme l’historien Thomas Chopard, contacté par CheckNews.

«Le gouvernement polonais voit dans les cosaques une force militaire utile dans ses guerres contre les Tatars, les Turcs et les Moscovites, mais, en temps de paix, il les considère comme un élément versatile et dangereux, note la politologue Alexandra Goujon dans son ouvrage l’Ukraine, de l’indépendance à la guerre (1). Dans la deuxième moitié du XVIe siècle, il cherche à les contrôler en intégrant un nombre, toutefois limité, de cosaques dans les troupes régulières, les cosaques enregistrés. Malgré cela, les affrontements entre les autorités polonaises et les cosaques sont incessants jusqu’au soulèvement populaire de 1637-1638 qui est réprimé dans le sang.» Et qui débouche sur l’insurrection de 1648, conduite par Bogdan Khmelnitski, proclamé hetman de la Sitch des Zaporogues.

«Khmelnitski entre à Kiev en triomphateur en janvier 1649 et met sur pied un pouvoir confédéral officiel appelé l’Armée zaporogue, couramment désigné sous le nom d’hetmanat et souvent présenté comme la préfiguration d’une organisation étatique ukrainienne, poursuit Alexandre Goujon. Pour beaucoup d’historiens ukrainiens, cette époque apparaît comme un âge d’or.»

Mais alors que la Pologne revient sur ces concessions, «Khmelnitski se tourne vers la Moscovie qui finit par signer, le 18 janvier 1654, le traité de Pereïaslav qui met l’hetmanat et la Sitch sous la protection de la Russie. Ce traité est pourtant diversement interprété : les cosaques l’analysent comme une sorte d’accord militaire leur permettant de maintenir leur autonomie alors que le tsar russe l’entend comme la réunification des terres de la Rous. C’est cette interprétation russe qui domine pendant l’époque impériale et soviétique et qui est célébrée en URSS, lors du 300e anniversaire (1954), avec le rattachement de la Crimée à l’Ukraine en guise de cadeau».

«Notion de frontière différente»

En 1667, après plusieurs années de guerre, ajoute Alexandre Goujon dans son ouvrage, «la Pologne et la Russie se partagent l’Ukraine de part et d’autre du Dniepr ; la Sitch des Zaporogues est placée sous le protectorat des deux puissances avant de tomber sous la domination de Moscou en 1686. Cette même année, la métropole orthodoxe de Kiev est définitivement rattachée au patriarcat de Moscou».

Mais la suppression de l’autonomie des Cosaques et la véritable intégration à la Russie de la majeure partie de l’Ukraine actuelle datent de la deuxième partie du XVIIIe siècle, «donc bien cent ans après cette carte», rappelle Thomas Chopard.

A noter, par ailleurs, que les cartes à cette époque avaient surtout pour fonction, notamment en Europe, de célébrer la puissance des familles au pouvoir dans les Etats dominants. «Elles reflétaient un imaginaire impérial, avec une notion de frontières différente de celle d’aujourd’hui, explique Kevin Limonier, maître de conférences à l’institut français de géopolitique. Elles ne représentaient pas des états nations comme actuellement, mais des ensembles royaux, impériaux». Et de dénoncer, dans cette séquence, une «mystification géopolitique».

(1) Editions Le Cavalier bleu, novembre 2021, 176 pages.