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« La Suède avait alerté sur la fragilité de Nord Stream »

Le sabotage ayant provoqué quatre fuites de méthane sur les gazoducs Nord Stream 1 et 2 en mer Baltique reste encore inexpliqué. Même si beaucoup pointent déjà la responsabilité de la Russie, malgré les démentis du Kremlin. Olivier Truc*, journaliste et romancier français installé à Stockholm depuis 25 ans, se dit « inévitablement sensibilisé » par les problématiques du transfert d'énergie, dans un pays cerné par les pipelines et les gazoducs, que ce soit en mer Baltique, en mer du Nord ou dans l'océan Arctique. Ses polars abordent les conflits culturels et économiques dans le grand nord. L'un d'entre eux tournait spécifiquement autour de la vie des anciens plongeurs en eaux profondes, payés par l'industrie pétrolière, en mer du Nord.

Le Point : Les médias parlent de sabotage des gazoducs Nord Stream 1 et 2. Quel est le point de vue suédois sur la question ?

Olivier Truc : Tant qu'il n'y a pas d'éléments fragrants, on en est tous au stade de spéculations. Ce qui est sûr, c'est que lorsque le projet de Nord Stream avait été discuté, avant les premiers travaux, il y a déjà une quinzaine d'années, les services de sécurité suédois avaient alerté les autorités concernant la fragilité d'un tel dispositif. Il y a eu des rapports à l'époque, en 2007, avant le début de la construction, qui insistaient sur le fait qu'un plongeur unique pouvait poser un explosif sur le gazoduc, même entouré de béton. Ils n'ont pas été écoutés, mais la crainte était qu'une telle explosion puisse être utilisée comme prétexte par les Russes pour augmenter leur présence militaire en mer Baltique. Ce qui est une crainte séculaire de la part des Suédois.

Comment s'explique cette crainte de la présence russe ?

Historiquement, pour les Suédois, l'ennemi héréditaire, c'est la Russie. C'est comme ça depuis 200 ans. Depuis les guerres napoléoniennes, ils sont sensibles à l'ingérence étrangère. Géographiquement, il y a aussi le fait que les Suédois sont très avancés en mer Baltique, avec l'île de Gotland.


On s'interroge sur la façon dont le sabotage a été réalisé, notamment avec l'intervention de plongeurs. À quelle occasion avez-vous travaillé avec des plongeurs professionnels ?

L'histoire remonte à une vingtaine d'années, lorsque j'étais correspondant pour Libération et Le Point. Ça concernait la mer du Nord, de l'autre côté de la Suède. Là, ils ont découvert du pétrole et du gaz. Le premier gisement de pétrole remonte à 1969. Baptisé Ekofisk par les Norvégiens, il inaugure la « grande aventure » du pétrole et du gaz en mer du Nord qui a transformé la Norvège en pétromonarchie. Et puis, les années 1960-1970, c'est aussi l'époque Cousteau, précurseur en matière de plongée profonde en mer.

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On a fait appel à des plongeurs pour sécuriser les pipelines, pour aller serrer des boulons, faire de la soudure ; ce sont vraiment les ouvriers des grands fonds. Ça paraît peu, 150 mètres de profondeur aujourd'hui, mais on n'avait jamais plongé aussi profond. À l'époque, il était plus compliqué d'envoyer un plongeur à 150 mètres de profondeur qu'un homme sur la Lune et de le ramener… Les tables de décompression n'étaient pas au point, il a fallu avancer au fur et à mesure avec des plongeurs qui, au gré des accidents, ont permis d'ajuster ces tables. Avant l'usage des petits sous-marins télécommandés, les ROV, des dizaines de plongeurs sont morts en mer du Nord. Sans compter les lésions cérébrales ou pulmonaires liées à la pression des grands fonds. Ils raconteront avoir été soumis à des expériences épouvantables, à la limite de la torture, comparables à celles des camps nazis.

La demande d’adhésion à l’Otan a été faite en Suède, sans consultation préalable de sa population.

Des plongeurs ont donc payé de leur vie la sécurité des gazoducs ?

Oui, les Norvégiens avaient besoin d'eux pour signer les contrats à long terme, sur 20 ou 30 ans, et assurer aux clients que ces gazoducs – ou pipelines – étaient réparables. Évidemment, le scandale des plongeurs a fini par éclater en Norvège, et ces hommes ont été indemnisés. Pour Nord Stream, la mer Baltique est moins profonde que la mer du Nord, ça change la donne en matière de faisabilité et d'entretien. Mais les mêmes contraintes pèsent sur ce genre de projet.

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Les Suédois parlent-ils aussi de sabotage ?

Oui, un peu, mais sans pointer personne du doigt, en restant très prudents. Ils ne sont pas encore capables de dire quand ils se rendront sur place. La Première ministre a déclaré qu'il s'agissait d'une zone économique, et non pas des eaux territoriales suédoises, et qu'à ce titre, la Suède ne pouvait donc pas se considérer comme attaquée.

Les Suédois, qui ne sont pas approvisionnés par Nord Stream, se sentent-ils concernés par la sécurité du pipeline ?

Il passe au large de chez eux, près de Gotland, cette grande île qui se trouve non loin de Fårö, l'île où a vécu Ingmar Bergman. Ce sont des lieux magiques, quasiment au milieu de la mer Baltique. Gotland a une valeur stratégique par rapport à la Russie. Nord Stream, ce projet qui n'est pas le leur, pour lequel ils n'ont pas eu leur mot à dire puisqu'il concerne la Russie et l'Allemagne, revêt donc la même importance stratégique et suscite la même crainte. La marine militaire russe pourrait s'approcher des côtes de Gotland au prétexte de sécuriser Nord Stream. C'est ce que les Suédois ont toujours eu en tête. C'est pourquoi ils ont remilitarisé Gotland depuis l'invasion en Ukraine.

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Comparé à la Finlande, qui partage 1 300 km de frontières terrestres avec la Russie, on peine à réaliser la menace géographique de la Russie en Suède…

Il ne faut pas oublier qu'il y a Kaliningrad, qui est une enclave russe entre la Pologne et la Lituanie, juste en face de Gotland. Les Russes l'ont considérablement remilitarisée, avec de l'armement nucléaire et une flotte. Saint-Pétersbourg n'est pas très éloigné non plus et les Russes ont toujours été très présents en Baltique.

La Suède a demandé, comme la Finlande, son adhésion à l'Otan. C'est décaler la ligne de fracture vers l'ouest ?

La Suède et la Finlande ont synchronisé leurs demandes. Les Finlandais ont toujours été plus droits dans leurs bottes et les Suédois plus ambigus, mais l'Ukraine a bousculé massivement les positions. La demande d'adhésion à l'Otan a été faite en Suède, sans consultation préalable de sa population. Cette absence de référendum est un basculement identitaire profond pour un pays comme la Suède, qui se voit depuis 200 ans comme le champion de la neutralité. Ils ont clairement choisi leur camp, même si sur le papier, et dans le grand récit suédois, ils sont libres d'alliances en temps de paix et neutres en temps de guerre.

* Son nouveau roman, Les Sentiers obscurs de Karachi, vient de paraître aux Éditions Métailié.