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« Le consommateur est de plus en plus dépendant de services numériques qu’il ne maîtrise pas »

La Croix : Vous parlez de « l’âge de l’accès » qui s’est ouvert à partir des années 2010, notamment avec la popularisation du modèle de l’abonnement. Qu’entendez-vous par là ?

Loïc Plé : Cet « âge de l’accès » par l’abonnement s’est en réalité ouvert bien avant les années 2010, ce n’est pas un nouveau modèle économique. Seulement, il s’est fortement développé avec la révolution numérique. De nombreux services d’abonnement – comme les plateformes de distribution de musique ou de contenus vidéo – ont permis de rendre accessibles des ressources qui étaient auparavant moins facilement abordables pour le grand public.

Un exemple frappant est celui des « vidéoclubs », qui ont été supplantés par les plateformes audiovisuelles comme Netflix ou Amazon Prime, car ces services ont engendré une baisse du coût marginal auquel les consommateurs pouvaient accéder à ces contenus, par l’achat ou la location.

Y a-t-il d’autres secteurs dans lesquels les modèles économiques d’abonnement se sont popularisés ?

L. P. : Globalement, ce modèle s’est étendu dans les secteurs qui commercialisent des objets connectés. Cela permet aux entreprises de proposer des services supplémentaires, en complément de la vente des objets. Dans l’industrie des véhicules électriques, l’entreprise Tesla propose ainsi l’accès à l’autopilotage ou à d’autres services multimédias contre un abonnement.

Autre exemple, l’entreprise de tracteurs John Deere vend des tracteurs avec des services cartographiques et des logiciels d’optimisation des récoltes intégrés, auxquels les agriculteurs peuvent s’abonner.

Quels sont les avantages de ce modèle économique pour les entreprises et les particuliers ?

L. P. : Du point de vue des entreprises, ce modèle amène des revenus récurrents et assure plus de visibilité. Les revenus ne s’arrêtent pas à la vente du produit initial : ils continuent à affluer grâce aux services complémentaires proposés pendant toute la durée de vie du produit. Cela permet aussi de générer des collaborations avec d’autres entreprises. Une entreprise principale peut vendre un produit et y attacher des services fournis par une autre entreprise, en prenant une marge sur leur commercialisation.

Pour les consommateurs, le modèle par abonnement permet d’accéder à une grande quantité de services et de contenus, et de les tester sans s’engager. De plus, ces produits sont sans cesse renouvelés.

Vous pointez certains effets pervers de ce modèle économique pour le consommateur…

L. P. : La révolution numérique a engendré des phénomènes de mimétisme stratégique extrêmement forts de la part des entreprises. Certaines d’entre elles, qui jusque-là ne fondaient pas leur modèle économique sur l’abonnement, ont fini par l’adopter et à inciter leurs consommateurs à cumuler des abonnements. Or, tous les particuliers ne font pas le calcul des avantages ou inconvénients de recourir à la location plutôt que d’être propriétaire d’un bien. Avec, à la clé, des risques de surendettement ou de non-maîtrise de ses dépenses.

Ce danger est d’autant plus prégnant que certaines entreprises entretiennent une logique « d’enfermement » dans un écosystème numérique. Il peut être difficile de se désabonner d’une plateforme, ou de transférer ses données d’une plateforme à une autre (notamment dans le cas des plateformes de streaming, qu’il s’agisse de musique ou de vidéos).

D’autres entreprises ont compris cela et ont créé de nouveaux modèles économiques : elles proposent des services pour sortir de cet « enfermement » en facilitant le transfert de données, là encore contre le paiement d’un abonnement.

En quoi ce modèle économique donne-t-il, comme vous le dites, « un grand pouvoir au fournisseur » ?

L. P. : J’emploie ce terme car on voit que le consommateur finit par être de plus en plus dépendant vis-à-vis de ces objets connectés auxquels sont attachés des services dont il ne maîtrise pas les changements.

Par exemple, Amazon a, par le passé, supprimé l’accès à des ouvrages sur les liseuses électroniques de certains clients. De son côté, Tesla a déjà retiré à distance une fonctionnalité d’autopilote à un propriétaire ayant acheté son véhicule d’occasion, au motif qu’il n’avait pas payé pour cette fonctionnalité lors de l’achat à l’ancien propriétaire – lequel en avait pourtant fait l’acquisition.

Ces services peuvent donc être coupés à distance à tout moment par les fournisseurs, parfois sans justification. La question est de savoir jusqu’où peuvent aller des entreprises dont les revenus reposent sur ces modèles économiques.

Il y a quelques années, des revues aussi prestigieuses que la Harvard Business Review expliquaient à quel point les objets connectés allaient enrichir la qualité de l’expérience des consommateurs, leur permettant de bénéficier en permanence de services renouvelés. En réalité, ce pouvoir s’est renversé, et appartient désormais pour une large part aux fournisseurs.

Quelles solutions pour rééquilibrer le rapport de force entre les consommateurs et les fournisseurs ?

L. P. : Il faut d’abord que les entreprises fassent un effort de transparence, que les consommateurs sachent clairement quelles sont les conditions d’utilisation des services qu’ils achètent : leur durée, qu’ils aient des informations sur la potentielle évolution du coût du service, ou sur la fréquence de réévaluation de ce dernier. Si ces informations ne sont pas claires, le consommateur se sentira lésé au moment où le service auquel il a souscrit changera de manière impromptue.

Par ailleurs, les données des consommateurs doivent être protégées. Les objets connectés collectent énormément de données sur le comportement du consommateur, et ces données ne doivent pas être piratées ou réutilisées sans leur consentement. Il faut redonner au consommateur la main sur ses données personnelles. C’est ce qu’a entrepris l’Union européenne en avril 2022, à travers le Digital Services Act (DSA), qui doit mettre fin aux abus de pouvoir des géants du numérique. C’est un pas dans la bonne direction.