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Le fauteuil Proust, une curiosité néo-baroque et franchement kitsch

Temps de lecture: 5 min

Vous aurez remarqué qu'il n'est pas là pour se faire discret. On a le droit de le dire: cette curiosité néo-baroque est franchement kitsch, son designer a voulu qu'il en soit ainsi. Si vous aimez les lignes fluides et l'épuré, passez votre chemin.

La replète silhouette du fauteuil Proust est plantée sur quatre pieds cambrés et courts. Ses bras dodus accentuent son allure imposante, ses proportions lui confèrent une stature à la fois altière et trapue. Comme si cela ne suffisait pas à le faire sortir du lot, il affiche une profusion d'ornements rococo. Le dossier de ce trône affiche une épaisse dentelle de coquilles et fleurs sculptées, laquelle s'étend avec la ténacité du lierre à ses accoudoirs et à son assise.

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Histoire d'enfoncer le clou, le fauteuil est tendu d'une étoffe aux motifs impressionnistes ou géométriques aux couleurs vives. Si le Proust s'était paré de dorures et de tissu beige, je parie qu'il aurait fini dans le penthouse new-yorkais de Donald Trump. Heureusement, son créateur avait assez d'humour et de cervelle pour éviter que son improbable siège devienne un objet statutaire pour dictateur ou oligarque russe. Finalement, cette allure composite et inattendue reflète autant sa genèse que les détours étonnants de son parcours.

En 1976, Alessandro Mendini est l'un des membres fondateurs du collectif Alchimia, un groupe de designers et de théoriciens du design aux idées avant-gardistes. Leur vision radicale va à l'encontre du minimalisme prôné par le Bauhaus depuis le début du siècle et rejette la logique industrielle de production de masse. Leur nuovo design mêle nouvelles technologies et exubérance des formes et couleurs, portant moins d'attention à la pure fonction de l'objet.

Plongé dans l'univers de Proust, Alessandro Mendini s'est inspiré d'une toile du peintre pointilliste Paul Signac pour décorer son fauteuil. | Paul Signac / Carnegie Museum of Art via Wikimedia Commons

Le goût des dictateurs

Cette même année, Alessandro Mendini planche avec le directeur du design de la marque Cassina sur le développement d'un tissu. Le designer italien a déjà rendu hommage à Giotto ou à Cézanne mais cette fois, il imagine s'inspirer de Marcel Proust. Le designer lit et étudie «l'univers visuel et matériel de Proust». Il tente de faire référence «aux descriptions de lieu et de temps de Proust d'une part et au mouvement impressionniste en peinture d'autre part».

Dans la À la recherche du temps perdu, Alessandro Mendini voit un parallèle entre la quête des sensations d'antan, la passion des «détails de la vie» de Marcel Proust et sa propre philosophie d'un redesign réinterprétant des formes existantes pour protester contre la société de consommation. «J'ai donc eu l'idée de lui dédier tout ce roman que constitue la création de l'objet. Et j'en ai fait une sorte de manifeste de la postmodernité», explique-t-il à Télérama en 2012.

Quant à l'objet que le tissu ornera, Alessandro Mendini opte pour un clin d'œil au dadaïsme: «J'ai trouvé un ready-made approprié dans la réplique d'un fauteuil du XVIIIe siècle.» Son motif va même se propager au châssis du fauteuil, brouillant volontairement les délimitations: «J'ai choisi un détail d'un tableau de Paul Signac pour le motif qui recouvre tout le fauteuil, depuis le tissu jusqu'aux parties en bois, transformant sa forme en une sorte de nébuleuse.»

Serait-ce tiré par le cheveux de se demander si Alessandro Mendini ne se serait pas inspiré des goûts (contestables) des dictateurs? Pas tant que ça. En plus d'emprunter un chemin de développement inhabituel, l'architecte et designer souhaitait «atteindre un type de résultat différent, c'est-à-dire créer un objet culturellement ancré à partir d'un faux, étant donné que la refonte en ce cas a été réalisée sur une pièce de kitsch, un faux fauteuil antique qui est encore produit en masse aujourd'hui». On se disait bien, aussi…

Édité par Cappellini, le Proust Geometrica se pare de motifs et couleurs pop, qui tiennent plus de l'esthétique des années 1980 que du répertoire proustien. | Cappellini

«Tout le monde s'est moqué de nous»

Évidemment, le fauteuil entièrement réalisé à la main ne se destine pas à une réalisation en série. Conçu comme une pièce unique, l'objet prend part à une exposition organisée par les designers Andrea Branzi et Ettore Sottsass en 1978, puis un peu plus tard à la Biennale de Venise.

Quarante ans après en avoir eu l'idée, Alessandro Mendini confie à Marcus Fairs qu'il ne voyait alors rien d'autre, dans la création du Proust, qu'un «exercice intellectuel, parce que ce fauteuil est très cher et qu'il n'a aucune fonction. C'est seulement pour se divertir.» Il y a cependant une intention plus profonde dans chacun de ces points colorés qui sont appliqués à la main. «Si tous les points sont de qualité, l'ensemble sera de qualité. Il s'agit aussi, en un sens, d'un discours politique et sociologique: si tous les hommes sont bons, bonne sera la société», affirmait-il à Télérama.

Mais en 1978, la réception n'est pas chaleureuse, se remémore Alessandro Mendini en 2012. «Pendant deux ans, tout le monde s'est moqué de nous. C'était un tel tremblement de terre, une telle rupture avec tout le design existant!» Seuls quelques rares collectionneurs et musées acquièrent le Proust. Pendant une dizaine d'années, Alchimia fabrique quelques dizaines d'exemplaires du fauteuil, aujourd'hui très recherchés par les collectionneurs. Ils ne sont jamais numérotés mais, dans un esprit très proustien, frappés de la date de leur «naissance».

Puis, seul l'atelier Mendini produit le fauteuil à partir de 1989. C'est le temps de la reconnaissance: la pièce avant-gardiste a fini par amadouer les récalcitrants. «Très lentement, le public et les industriels ont fini par comprendre la portée culturelle de cette transformation. Et les entreprises ont commencé à nous faire travailler.» En 1994, l'éditeur italien Cappellini se met à éditer une autre version du Proust, toujours orné de pointillés, mais dans des tons différents de l'original. Vient ensuite en 2009 le Proust Geometrica, bariolé et barré de lignes droites.

Un tournant paradoxal: le fauteuil Proust vit une troisième carrière dans sa version outdoor en plastique rotomoulé… et produit en série. | Magis

Dans les Sims et au jardin

Et puis, l'impensable arrive: une version de plastique rotomoulé et monochrome est présentée à Londres avant d'être éditée par Magis en 2011. Le Proust devient, paradoxe absolu, un objet industriel. «Il n'en existe que 150 pièces», se défend Alessandro Mendini. Il a accepté, explique-t-il, la proposition de Magis de rendre le fauteuil «plus accessible», d'offrir «une nouvelle énergie de couleurs et d'atmosphères à un objet intemporel».

On le reconnaît partout, désormais. Il a même droit à une version miniature en céramique, quelques exemplaires de bronze, un autre en marbre… On le croise même dans le catalogue de produits de décoration virtuelle du jeu vidéo de simulation de vie Les Sims 4. Une consécration!

De manifeste antisociété de consommation, il n'est alors plus question: Alessandro Mendini dit apprécier le champ des possibles ouvert par les nouveau matériaux, mais sans cacher son pessimisme. «En termes économiques, aucun changement ne peut inspirer un design radicalement nouveau, capable de libérer l'industrie de sa permanente anxiété d'avoir à augmenter le volume de production.» Le maestro a finalement capitulé. Il meurt en 2018. Des milliers d'exemplaires du fauteuil version outdoor continuent de se vendre chaque année.