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Le jargon et les couillons

Sa mort, le 16 novembre dernier, est passée pratiquement inaperçue. Ce qui est profondément injuste, et la preuve que les médias n’ont aucune reconnaissance. Car Carol Leigh, artiste, écrivaine, et surtout activiste « pro-sexe », fut la créatrice, à la fin des années 1970, d’une expression devenue au fil des années du dernier chic journalistique : « travailleur/travailleuse du sexe ». Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le terme ne désigne pas l’ensemble des personnes travaillant dans ce que l’on nomme l’« industrie du sexe », mais exclu­sivement les personnes prostituées. Le but : euphé­miser leur condition d’esclaves sexuelles pour l’écrasante majorité d’entre elles, et braquer le projecteur sur quelques-unes, décrétées libres et indépendantes, qui sont d’abord des militantes. On ne l’utilise pas pour parler d’un acteur ou d’un réalisateur porno, par exemple.

Le mot « prostitution » étant, à force de reportages et d’enquêtes sur les réseaux de traite, désormais trop intimement associé, et pour cause, au trafic d’êtres humains, les militants « pro-sexe » – mais au fait, qui est contre ? – ont intensifié leur lobbying afin de convaincre le petit monde médiatique que seule l’expression « travail du sexe » faisait sens. Avec un franc succès : la majorité des journalistes ont croqué avec avidité dans cette appétissante gourmandise sémantique, sans même se demander pourquoi on voulait tant la leur faire avaler. Dans certains pays comme l’Allemagne, où la mise à disposition de femmes est organisée par l’État, elle a même les honneurs de la terminologie officielle.

Le « travail du sexe » est l’archétype de ce jargon issu du monde universitaire et/ou militant, que l’on retrouve aujourd’hui repris sans distance aucune dans le vocabulaire des médias. Ce qui pose un sérieux problème, car toute cette phraséologie censément « conscientisée » relève souvent de l’enfumage. Ces mots sont la plupart du temps destinés à dire tout autre chose que ce qu’ils semblent vouloir signifier.

Ainsi, prenons le mot « racisé », consacré au point qu’il a fait son entrée dans le Robert en 2019, sous la définition suivante : « Personne touchée par le racisme. » Fort bien. Mais pour désigner une telle personne, on peut déjà dire « victime du racisme ». Certes, on fait une économie de lettres et de salive. Mais on introduit une étrange ambiguïté. Le mot « racisé », qui peut être à la fois nom commun et adjectif, induit un statut définitif, une « identité ». La victime du racisme peut espérer ne plus l’être un jour, pas le ou la racisé(e), qui est l’objet de racisme par essence, pétrifié dans un statut de martyr pour l’éternité. Dans un monde où les racisés remplacent les victimes du racisme, la lutte antiraciste n’a plus aucun sens, puisqu’elle est sans espoir.

Les éminents universitaires qui ont forgé ce terme et développé le discours qui va avec étaient sans doute animés des meilleures intentions du monde. Ou pas. Peu importe. Ce qui est certain, c’est que les militants qui œuvrent avec acharnement à ce qu’il soit, lui et bien d’autres mots de même nature, employé par tous et partout ont un objectif 100 % politique. Ces absolutistes du déterminisme social rêvent d’un monde essentialiste où chaque individu est figé une fois pour toutes dans son « identité », qu’elle soit ethnique, sexuelle ou « culturelle ».

Méfions-nous par conséquent de tout ce vocabulaire qui semble éclairer nos sociétés sous un jour nouveau, alors que ceux qui le manipulent ne souhaitent que les obscurcir davantage. On sait depuis Orwell que le langage est la plus vicieuse et la plus dangereuse des armes politiques. C’est aussi le rôle du journaliste, de l’intellectuel, de l’écrivain de la désamorcer. Et surtout, de ne pas se laisser berner. ●