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Le journaliste et critique dramatique Philippe Tesson est mort

DISPARITION - Bretteur né, il avait fait ses armes à Combat avant de créer Le Quotidien de Paris. Passionné de théâtre à la tête du Poche Montparnasse, il est décédé à 94 ans.

On avait fini par le croire immortel. À plus de 90 ans, il courait les salles de théâtre, les plateaux de télévision, les studios de radio ; animait les colonnes du Figaro Magazine de ses critiques enjouées. Virevoltant, charmeur, le sourire aux lèvres et les yeux bleus pétillants d'intelligence, il incarnait la grâce, la fantaisie, la jeunesse d'esprit. La pièce est finie. Philippe Tesson ne jouera plus ce soir. Le feu follet s'est éteint. Il n'y aura plus personne pour nous inviter à «rire de tout de peur d'être obligé d'en pleurer ».

Grand connaisseur de Shakespeare, Philippe Tesson n'ignorait pas que l'histoire est fondée sur la tragédie. Mais il refusait de baisser les bras. Se résigner n'était pas son genre. Il zigzaguait comme un soldat sur le front : pour éviter les balles. Il rêvait d'écraser la bêtise, l'arrogance, de donner de l'audace aux tièdes et du courage aux mous. Mission impossible. Ce paradoxe l'enchantait. Il n'était dupe de personne et surtout pas de lui-même.

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Vedette joyeuse d'une pièce dont il aurait voulu le scénario imprévisible, il passa sa vie à jouer à être lui-même. Il aimait se donner le premier rôle. Drôle, lumineux, cultivé, il appréciait autant de plaire que déplaire. Ses tirades enflammées allumaient des étincelles, sa curiosité des êtres et des choses ouvrait la vie comme une fenêtre. Avec lui, rien n'était jamais banal. Sa légèreté, miraculeuse, cachait une réelle profondeur de vue et d'analyse. La liberté fut son moteur. Il avait conscience de le faire tourner bien trop vite pour les radars de l'époque.

Né aux confins de la Belgique, en Thiérache, à Wassigny, le 1er mars 1928, c'était un homme du nord ; il ne le perdit jamais : « J'ai eu la chance d'entrer dans la vie par une filiation, des racines, une terre ». Il l'évoquait souvent : « J'aime aussi beaucoup le sud », précisait-il. Avant d'ajouter : « Comme tous les cons ». C'était le genre de formule qu'il affectionnait. Il disait aussi : « On est un con » pour signifier que de ne pas avoir d'opinion personnelle faisait de vous un être sans intérêt.

Avec Roger Stéphane, Pierre Boutang, Maurice Clavel

Son père était notaire, il avait reçu une éducation bourgeoise, pétrie de valeurs classiques. Il feignait de l'être, lui qui, par son insolente liberté et son indépendance, ne se comporta jamais qu'en aristocrate.

À 12 ans, la guerre traversa son adolescence comme un train fou : « cette débâcle de l'esprit, ce spectacle de l'horreur » lui laissèrent à jamais une « écorchure et une lucidité, le scepticisme et le doute ». Son père prisonnier, les occupants envahirent sa maison. Il croisa des officiers allemands qui n'étaient pas tous des barbares. Il en garda la certitude qu'il faut se garder des conclusions définitives. Au lendemain de la guerre, après des études à Sciences Pô, une thèse sur le romantisme allemand- ce goût du paradoxe- il fut reçu au concours de secrétaire des débats parlementaires. Il y côtoiera Roger Stéphane, Pierre Boutang, Maurice Clavel, tous trois chroniqueurs au journal Combat dont le patron, Henri Smadja, cherchait un rédacteur en chef.

17 fois condamné pour offense à De Gaulle

À 32 ans, Tesson prit les rênes du prestigieux quotidien issu de la Résistance. Déserté par ses grandes signatures, miné par les divisions, Combat se battait surtout contre lui-même. La guerre d'Algérie divisait l'opinion. Le bretteur né enfourcha ce cheval de bataille et lança ses généraux à l'assaut sur deux ailes opposées : d'un côté, le tempétueux Maurice Clavel, de l'autre le Maurrassien Pierre Boutang. Ça ferraillait dur.

Exalté par ce face-à-face avec l'actualité, démiurge s'imaginant faire l'histoire, Tesson dansait au-dessus du volcan. Son irrévérence, son goût de la contradiction firent bondir le pouvoir gaulliste. 32 fois convoqué devant la 17e chambre correctionnelle de Paris, il fut autant de fois condamné pour offense au chef de l'État.

S'opposer était sa manière de se poser. Drôle d'oiseau sur la branche : « De nous deux, c'est lui le vrai funambule » dira son fils Sylvain qui s'y connaît en cascade. En juin 1968, soutenu par Maurice Clavel et Jacques Isorni- peu de centristes dans son entourage- Tesson se présenta aux législatives. Le raz de marée gaulliste le laissa sur le sable.

Combat perdait de l'argent, et son souffle. Le rédacteur en chef proposa à Smadja de partager le pouvoir. Refus absolu. Entre-temps, le trublion avait lancé, avec son épouse, Marie-Claude, « une folie chevaleresque »- qui allait se révéler fort rémunératrice- le Quotidien du médecin.

Guérilla contre Mitterrand

Le cascadeur avait désormais les moyens de se jeter dans la mêlée. En avril 1974, sur les restes de Combat, il créait un journal « aérien, léger, esthétique, distancié, non engagé » : le Quotidien de Paris. Une effervescence intellectuelle brouillonne agitait le titre qui finit par se saborder. Après une première interruption, il redémarra dans une version « plus charpentée, conventionnelle et marquée politiquement ».

La polémique coulait dans ses colonnes. L'hôte de l'Élysée, Valéry Giscard d'Estaing, en fut la première cible. Le Quotidien piquait comme une abeille. En mai 1981, l'élection de François Mitterrand libéra le bras du franc-tireur. Désormais clairement positionné à droite, le journal fit voler ses plumes contre le pouvoir socialiste et son envahissante morale. Une atmosphère de guérilla imprégnait les comités de rédaction. Meneur libertaire, jetant comme des billes les paradoxes entre les pattes de ses troupes galvanisées, Tesson prêchait l'offensive à outrance. Dans les yeux bleus de ce metteur en scène ironique, l'actualité était une tragi-comédie qu'il fallait chaque jour rendre exaltante : « Je crois, disait-il, en la théâtralisation de toute chose ».

Urgence et tourbillon des mots. Installé dans un immeuble tarabiscoté près de la place de la République, puis succès oblige- le confort moderne de Neuilly-sur-Seine le Quotidien de Paris offrait chaque jour le spectacle d'un roman balzacien : Illusions perdues. Autour des tables enfumées, tapant à deux doigts sur des machines à écrire est-allemandes ou griffonnant nerveusement, la rédaction la plus littéraire de Paris débordait de fièvre. Le casting était d'enfer. Du stendhalien Jean-Marie Rouart à Paul Guilbert, gaulliste flamboyant, du jeune et vibrionnant Eric Zemmour à l'ambitieuse Claire Chazal, les opinions les plus diverses s'affrontaient dans des duels pas toujours à fleurets mouchetés. Il y avait des invectives, des différends, des éclats de voix ; de l'allure, du style, du panache. Animé de fulgurances à la Léon Daudet, Dominique Jamet alignait fébrilement les feuillets sur tous les sujets ; Stéphane Denis s'imaginait en éminence des puissants et parfois c'était vrai ; Éric Neuhoff réveillait l'esprit hussard, Catherine Pégard apprenait à apprivoiser les hommes politiques. Dans ses éditoriaux rédigés à la hâte, Philippe Tesson ne mâchait pas ses mots. Il lâchait les unes comme des grenades : Robespaul ! lançait le Quotidien de Paris au lendemain d'une déclaration du ministre de l'intérieur, Paul Quilès, affirmant « qu'il ne suffisait pas de dire des têtes vont tomber, mais lesquelles ». Et lorsqu'elle déboulait à Matignon, première femme à occuper ce poste, Édith Cresson se voyait qualifier de « Tonton flingueuse ».

« J'aime bien mes ennemis. Je vais à leur rencontre car je voudrais savoir pourquoi je ne suis pas comme eux . »

Rien n'arrêtait le mousquetaire dont les bottes assassines n'épargnaient pas même ses amis. Convié à Matignon, Tesson tendait à son vieux compagnon de lycée, Pierre Mauroy, la morasse de la une du lendemain, résumant son intervention à la radio : «Europe : 1 ; Mauroy : 0 » : « Mauroy partit d'un immense éclat de rire et me prit dans ses bras ».

« J'aime bien mes ennemis, disait le provocateur, je vais à leur rencontre car je voudrais savoir pourquoi je ne suis pas comme eux .» Débordant d'une énergie dont il affirmait qu'elle lui était naturelle, le patron de presse avait également repris les Nouvelles Littéraires : « un journal digne, exigeant, élégant » qui tourna rapidement au désastre financier. Appelé en renfort, Jean-François Kahn redressa la barre et fit bondir les ventes.

Papillon de l'éphémère, le patron du Quotidien de Paris vit au milieu des années 90 fondre le nombre de ses lecteurs et dut déposer le bilan. Ayant épuisé son capital et celui de ses soutiens, l'artiste revint à ses premières amours- le théâtre: « Je l'ai toujours aimé. Quand la pièce est bonne, mon bonheur intellectuel et sensuel est à son comble. Sinon, je m'endors ». Critique au Figaro Magazine, après l'avoir été au Canard enchaîné, Tesson fut de toutes les premières, se désolant qu'il n'y ait plus depuis Beckett, Ionesco ou Duras un « théâtre de notre temps, traitant de la condition humaine ». Invité sur les plateaux de télévision, à la radio, il prit l'habitude de faire le spectacle, débordant sur le terrain politique et celui des idées : « Un réactionnaire, c'est quelqu'un qui a connu autre chose. Un privilège », disait-il quand on l'accusait de l'être ; tout en ajoutant « qu'il n'était pas d'une pièce ».

Mordu aux mollets par des animateurs qui ne lui arrivaient pas à la cheville, le polémiste s'en moquait. Il n'y avait en lui aucun désespoir. Il croyait en l'avenir, les abdications de la vieillesse lui étaient insupportables: « Tout est toujours possible. Il suffit d'avoir du courage et le goût du risque ». Il dénonçait la bien-pensance, se lançait dans d'homériques- et souvent feintes- colères, relevait ses lunettes à l'ancienne sur son front et semait le désordre dans le camp du bien. Il lui arrivait de cabotiner : nul n'est parfait.

Son bureau de la rue des Saints-Pères abritait sa maison d'édition et une revue- L'Avant-Scène théâtre. En 2011, il avait racheté le Théâtre de Poche, à Montparnasse, dont il assurait la programmation aux côtés de sa fille, Stéphanie, avec cette fausse nonchalance qui masquait sa passion immodérée pour la vie. « Il n'y a jamais chez lui de résignation, de fatigue, notait Sylvain. Il semble imperméable à la lassitude ». Il aimait retrouver son clan- son fils, Sylvain, ses deux filles, Stéphanie et Daphné- et ses amis dans sa maison de Chatou.

Dans la nuit du 7 mai 2014, son épouse, Marie Claude, fut emportée par une embolie pulmonaire. L'été suivant, Sylvain frôlait la mort à Annecy en tombant d'un toit. En janvier dernier, hospitalisé, émergeant d'une réanimation dont ses proches pensaient qu'il ne reviendrait pas, Philippe Tesson eut cette ultime réplique : « Je ne suis pas né pour mourir ».