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« Le projet impérial russe s’est construit au fil des échecs de Moscou à imposer sa vision du monde »

L’invasion russe en Ukraine a relancé les débats sur la nature impériale de la Russie. Mais les discussions sont souvent teintées de « présentisme » (relire les événements du passé à la lumière du présent) et mettent sous le tapis des nuances qui sont pourtant fondamentales pour comprendre ce que le Kremlin espère atteindre avec la guerre en Ukraine.

Le principal risque est de projeter dans le passé le projet impérial de Poutine comme ayant été présent dès son arrivée au pouvoir en 2000. En réalité, Poutine l’homme, tout aussi bien que le poutinisme comme régime ont profondément évolué en plus de deux décennies de pouvoir.

Pendant longtemps, le Kremlin a cru que l’intégration de la Russie sur la scène mondiale, sa participation aux institutions internationales et sa globalisation économique seraient suffisantes pour que le pays fasse reconnaître son droit de regard sur l’évolution de l’espace post-soviétique et sur l’architecture de sécurité de l’Europe.

Kremlin, puissance révisionniste

Cela n’a pas été le cas, et graduellement le Kremlin s’est positionné en puissance révisionniste, voire revanchiste, du nouvel ordre mondial. Il est passé de l’usage des outils classiques de la puissance (attraction économique et culturelle, projection symbolique d’influence) à des outils « hybrides » comme les opérations de désinformation. Mais là encore, les résultats n’ont pas été au rendez-vous, et graduellement le thème impérial et sa connotation militaire ont gagné en visibilité dans les discours poutiniens : ils deviennent récurrents après son retour au pouvoir en 2011, lors de l’annexion de la Crimée en 2014, puis en 2021.

Pierre le Grand, le plus célèbre des empereurs russes, autrefois commémoré par le président russe pour avoir ouvert une « fenêtre sur l’Europe » et fait entrer la Russie dans la modernité, est graduellement devenu la référence historique centrale pour parler de la consolidation territoriale de l’empire russe et de ses capacités militaires.

Un projet impérial par défaut

Il semble toutefois que ce soit seulement durant la période de pandémie de Covid-19 – durant laquelle on sait que Poutine a été très isolé et s’est replié sur les livres d’histoire – que le projet impérial ait définitivement émergé par défaut, comme le dernier ressort de Moscou pour imposer sa vision du monde après l’échec des autres modes de grande puissance. L’article de Poutine de juin 2021 affirmant l’unité des Russes et des Ukrainiens comme un seul peuple et des premières manœuvres militaires à la frontière sont les prémices de l’invasion de février 2022.

Même aujourd’hui, différentes visions de ce projet impérial sont à l’œuvre. Tout d’abord, il n’est pas question, comme les médias occidentaux l’affirment souvent, de reconstituer l’Union soviétique ou l’Empire tsariste. Presque personne parmi les élites au pouvoir n’est intéressé par la reconquête de l’Asie centrale ni même du Caucase. L’enjeu est réellement et quasi exclusivement l’Ukraine (même si la Transnistrie en Moldavie et l’Ossétie du Sud en Géorgie sont aussi dans le viseur de manière plus lointaine et improbable) car Kiev incarne l’échec de la Russie à garder son influence sur son « proche étranger » et sa perte d’attraction dans la concurrence avec l’Europe.

Une nouvelle stratégie pour l’Ukraine

Ensuite le Kremlin a dû réajuster sa stratégie pour l’Ukraine : l’objectif initial d’un renversement du gouvernement Zelensky ne prévoyait pas de conquête territoriale à proprement parler mais l’établissement d’un gouvernement fantoche à Kiev soumis aux ordres de Moscou. On était donc plutôt dans un modèle « bloc soviétique » (des républiques voisines avec un gouvernement marionnette) que dans un modèle impérial à proprement parler. L’échec de cette stratégie a poussé le Kremlin à se focaliser sur le contrôle de plus de territoires possibles – mais pour quoi faire ?

On voit bien que le régime a hésité entre deux stratégies. Soit administrer ces territoires occupés pour ensuite les renégocier (ou les abandonner comme dans le cas de la région de Kharkiv, tout juste reprise par la contre-offensive ukrainienne), et dans ce cas-là ils n’auraient été qu’un outil d’influence dans de futures négociations diplomatiques. Soit les annexer à la façon de la Crimée, et dans ce cas, la guerre devient en effet une guerre impériale où l’extension du territoire dans sa matérialité physique est centrale.

Prétendus « référendums »

La défaite cuisante des troupes russes dans la région de Kharkiv et la perte d’Izioum ont accéléré le choix d’une annexion précipitée réalisée par les soi-disant « référendums » qui viennent de se terminer. Le projet impérial se concentre également sur la démographie et non seulement sur la géographie : le Kremlin veut « absorber » le plus d’Ukrainiens possible et en faire des citoyens russes, d’où les camps de filtration et l’envoi d’enfants ukrainiens dans des familles russes.

On le voit, le projet impérial russe est un projet largement improvisé, qui s’est construit au fil des échecs de Moscou à imposer sa vision du monde, et qui, même dans les conditions de guerre actuelles, s’adapte aux réalités du terrain et aux limitations auxquelles la Russie fait face. Mais cette flexibilité est dangereuse car elle a donné aux « faucons » dans l’entourage de Poutine l’idée que la reconstitution d’un empire, quels que soient ses frontières territoriales et son contenu idéologique, était le seul avenir légitime pour la Russie. Le risque que le « parti de la guerre » ne gagne encore plus en puissance au Kremlin va s’accélérer avec la mobilisation partielle et ses difficultés inhérentes, et les territoires nouvellement annexés vont être instrumentalisés dans des discours où la menace nucléaire sera de plus en plus présente.