Comme beaucoup de projets de ce genre, le "gelbot" de Johns-Hopkins n'est pour l'heure qu'une preuve de concept. Concernant le déplacement selon les variations de températures, mais pas seulement : "Nous pouvons donner de l'intelligence à ce robot en cassant sa symétrie pour qu'il tourne d'un côté ou de l'autre, explique David Gracias, du département de chimie et d'ingénierie biomoléculaire de l'Université Johns-Hopkins. Si nous souhaitons qu'il rampe sur la droite, nous pouvons manipuler en ce sens l'objet lors de sa fabrication et empêcher qu'il aille à gauche. Et vice versa . " Cette approche n'est qu'un début. L'équipe envisage de l'adapter afin de faire réagir le gelbot à des biomolécules ou à des marqueurs de maladies dont la concentration évolue dans le temps. "Cela permettrait au robot de bouger de manière autonome dans le cadre d'applications biomédicales. " Car la santé et la médecine comptent parmi les usages privilégiés de la robotique molle.
Des systèmes se déployant comme une plante grimpante
La première raison est évidente : ces appareils peuvent entrer en contact avec le corps humain (en particulier à l'intérieur) sans occasionner de dommages sur l'anatomie. Huit mois avant le "gelbot ", une équipe de l'Université de Hong Kong présentait une étrange structure visqueuse constituée de polymère, de borax (un minerai de bore) et de particules de néodyme, un métal. Contrôlé par un aimant, ce robot mou se contracte, s'étire et se glisse dans les espaces les plus étroits, agrippe des objets. Une structure idéale pour "la chirurgie mini-invasive, la micromanipulation et l'administration ciblée de médicaments ", selon l'article de recherche publié dans Advanced Functional Materials .
L'endoscopie, en particulier, suscite divers projets consistant à rendre les câbles plus flexibles et contrôlables, grâce à des tubes déformables, des systèmes gonflables ou encore des "vine robots" (robots vigne) qui se déploient comme une plante grimpante. L'intérêt de ce dernier concept réside dans ce qu'il ne touche pas les organes dans lesquels il progresse. "Dans le cadre d'une coloscopie, cela évite de faire migrer des cellules cancéreuses en les arrachant au passage du robot et de les propager quand on le retire ", relève Christian Duriez, directeur de recherche à l'équipe Defrost (Université de Lille, Inria, CNRS, Centrale Lille) sur les robots déformables, terme que le chercheur préfère à celui de "mous". Mieux : un autre type de conception, celle des tubes concentriques, limite les contacts avec un organe. Il s'agit de tubes très fins insérés les uns dans les autres, chacun avec des courbures différentes. Si l'on enfile un tube d'une certaine courbure dans un autre doté d'une courbure opposée, l'ensemble devient droit. Si on aligne les deux courbures, le robot redevient courbe. Autrement dit, il est possible de diriger la structure.
"On use de courbures et de rigidités différentes selon l'endroit à explorer, avec par exemple, à l'extrémité du tube, une caméra, explique Christian Duriez. Cela peut servir dans des zones de l'anatomie que l'on ne souhaite pas toucher, comme les fosses nasales. " On le voit, toutes ces applications exigent un certain niveau de miniaturisation. C'est le deuxième grand intérêt de la robotique molle (lire l'encadré ci-dessous). La preuve avec un prototype de bronchoscope en élastomère dévoilé en avril 2022 par le Storm Lab de l'Université de Leeds (Royaume-Uni). D'un diamètre de 2 mm, deux fois moindre que celui des appareils conventionnels, il peut explorer des ramifications des bronches jusque-là inaccessibles. Des particules métalliques intégrées dans le matériau servent à guider l'appareil depuis l'extérieur du corps par un champ magnétique.
Miniaturiser grâce à la "morphologie computationnelle"
En robotique molle, le corps du robot s'adapte de lui-même à l'environnement, et non parce qu'il est commandé par une unité de calcul centrale. C'est ce que l'on appelle la morphologie computationnelle. Comme quand une boule flexible en silicone devient préhensible au contact d'un objet rigide. "La morphologie computationnelle est particulièrement intéressante pour les robots de taille réduite, estime Helmut Hauser, spécialiste de la question à l'Université de Bristol (Royaume-Uni). Assembler des minirobots n'a rien d'évident, il est donc très pratique d'avoir des éléments qui peuvent tout à la fois s'activer, capter et calculer. "
Des chercheurs de l'Université de Linz (Autriche) ont, eux, conçu un robot en films d'élastomère de 9 mm sur 9 mm. Ils ont réussi à le faire bondir par une force électromagnétique : un courant électrique est envoyé au travers d'un fil de cuivre dans des canaux de métal liquide insérés dans l'élastomère. Le robot avale alors en une seconde une distance de 70 fois sa propre taille. Là encore sont envisagés des usages médicaux. En théorie du moins. "Ce n'est encore qu'un concept, le design actuel ne fonctionnerait pas en l'état dans un corps humain, qui demande des modifications selon l'environnement, par l'exemple l'estomac ", précise Guoyong Mao, membre de l'équipe. D'autres designs sont en cours d'étude, justement en regard d'applications précises. Mais le but premier du projet est de montrer ce qu'il est possible de faire à une échelle si réduite. "Notre robot est plutôt simple, mais si vous décidez de fabriquer quelque chose de taille millimétrique avec des moteurs électriques et un système de transmission, cela risque d'être bien plus difficile. "
S'adapter aux imperfections et aux marges d'erreur
Les perspectives médicales de ces recherches s'expliquent par une troisième raison, a priori paradoxale : la robotique déformable s'avère moins précise que des machines conventionnelles. "Les robots rigides ont été conçus dans les années 1970 dans l'industrie pour des tâches très bien définies dans l'espace absolu, note Christian Duriez. Mais si vous voulez un robot qui suive le mouvement du foie d'un patient, le référentiel n'arrête pas de bouger et un appareil rigide n'est pas pratique. " Une structure souple est bien plus adaptée. Dans cette logique, un article de juillet 2022 de l'équipe Defrost, en collaboration avec l'Université de Naples (Italie), a démontré, en simulation, la faisabilité d'un robot d'un nouveau genre destiné à la biopsie transrectale de la prostate. L'appareil combine des parties rigides et souples lui permettant de coller aux micro-mouvements involontaires du patient - qui n'est pas anesthésié - sans causer de lésions.
Cette faculté à jouer sur le positionnement relatif brouille parfois les frontières entre robot, muscle artificiel et prothèse, comme en attestent plusieurs projets de l'institut Wyss de l'Université Harvard aux États-Unis (lire l'encadré ci-dessous). La vocation de la robotique molle apparaît là pleinement : savoir s'adapter à tout ce que le vivant comporte d'imperfections et de marges d'erreur. Le corps humain est certes une belle machinerie, il ne sera jamais, lui, un robot.
Un exosquelette souple avec des muscles artificiels
En 2019, la société ReWalk Robotics, fabricant d'exosquelettes pour les membres inférieurs du corps humain, a obtenu le marquage CE pour le ReStore Exo-Suit, un appareil d'un nouveau genre destiné à la rééducation des patients après un accident vasculaire cérébral (AVC). Il découle d'une collaboration avec l'institut Wyss, un laboratoire spécialisé en robotique bio-inspirée de l'Université Harvard (États-Unis) dont les travaux visent des usages médicaux.
Loin de l'armature lourde et rigide typique des exosquelettes, l'Exo-Suit est fait de matériaux souples qui épousent la forme des muscles et des tendons et en imite l'action, de la hanche à la voûte plantaire. Les chercheurs ont étudié au préalable la biomécanique de la marche pour qu'un ensemble de capteurs souples, d'actionneurs et de câbles animent la structure, stimulant les articulations et les muscles du porteur. Les travaux en robotique molle de l'institut comptent également un gant en élastomère qui restitue la fonction de préhension de la main, une enveloppe en silicone faite pour stimuler le cœur ou encore un alliage à mémoire de forme servant à compenser des atrophies musculaires.
La structure flexible stimule les articulations et les muscles dans le cadre d'une rééducation après un AVC. Crédit : WYSS INSTITUTE