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Mathieu Léonard, de Bacchus à Hérodote

Les communards ? Des ivrognes, des poivrots, des soiffards et rien d’autre, Dieu merci. Voici le discours qu’ont voulu imposer les versaillais après avoir massacré les insurgés en 1871. C’est ce que démontre Mathieu Léonard dans son dernier livre (1). Celui qui est à la fois historien et vigneron s’emploie à remettre en lumière l’un des principaux angles d’attaque des soutiens de Thiers : dépeindre les révolutionnaires communalistes en dipsomanes dégénérés. « Même l’insurrection du 18 mars est renvoyée à un verre levé trop haut », raconte le chercheur, qui énumère les poncifs utilisés : les fédérés débattent politique dans des cabarets (véritables « parlements du peuple », selon la formule de Balzac) ? Des alcooliques ! Ils n’ont que de très maigres réserves d’eau potable en plein siège ? Des alcooliques ! Ils rencontrent des difficultés d’organisation militaire ? Des alcooliques !

Un procès bien pratique : « En assimilant la révolution à l’alcoolisme, les partisans de Thiers pouvaient contourner toute discussion embarrassante sur les causes sociales et économiques qui avaient déclenché la révolte, et renvoyer les objectifs de justice sociale des communards à des hallucinations sauvages. Le bain de sang final pouvait être justifié comme une indispensable œuvre nationale de salubrité publique », analysait l’historienne américaine Susanna Barrows. Paul de Saint-Victor écrira en pamphlétaire que « l’ivrognerie était l’élément de règne de cette révolution crapuleuse » (« crapula » signifie « ivresse » en latin), et qu’il y avait « du delirium tremens dans la folie de leur résistance ». Même les scientifiques de l’époque tenteront d’accréditer la thèse en lui trouvant une explication biologique. En décembre 1871, l’Académie de médecine ira jusqu’à qualifier l’insurrection de « monstrueux accès d’alcoolisme aigu » chez les prolétaires .

« Les travaux de nombre de médecins de l’époque sont marqués par l’angoisse de la contagion. Juste après la Semaine sanglante, des publications très choquantes se multiplient, assénant que les idées révolutionnaires et socialistes se propagent comme un virus. Ils vont se livrer à une pathologisation et une psychiatrisation à la fois de la révolution et des classes populaires, avec l’idée que l’alcool, exclusivement chez elles, entraîne des déséquilibres de façon héréditaire, en lien avec des “prédispositions psychopathiques” », indique Mathieu Léonard. Nombre de scientifiques bourgeois sombrent alors dans la défense d’une sorte d’eugénisme de classe. « Une façon de justifier et de prétendre inévitables les inégalités sociales que les communards voulaient renverser », note le chercheur, par ailleurs fils de Jacques Léonard, auteur d’une histoire sociale de la médecine.

Érudit et passionnant, son livre se trouve au croisement de l’histoire de la Commune, de la médecine et de l’alcool. « Si la légende noire d’une Commune grise a vécu, il est à noter que la consommation d’alcool triple en France entre 1840 et 1885. C’est le “poison à la mode” sous Napoléon III, et cela va continuer », mesure-t-il. La Commune, qui veut s’opposer à la « fête impériale », prend les premiers arrêtés contre l’ivrognerie et responsabilise les débitants (preuve supplémentaire qu’elle n’a pas trouvé la révolution dans une bouteille). C’est ensuite la III e République qui pénalise l’ivresse sur la voie publique en 1873. Quant à la Ligue de tempérance créée dans les locaux mêmes du médecin personnel de Thiers, « elle se veut en réalité confidentielle et élitiste. Elle ne va pas du tout s’attaquer au lobby alcoolier, à une production industrielle et une consommation toujours plus forte, jusqu’en 1914, où l’alcool sert carrément de carburant aux poilus dans les tranchées ».

Le mouvement ouvrier réagit à mesure que le problème de santé publique s’intensifie. Dans les pas d’Engels sur la question, du roman l’Assommoir de Zola, du congrès de la CGT de 1898, et des travaux des frères Bonneff, l’aliénation des travailleurs par l’alcool est de plus en plus combattue. « Au niveau des pouvoirs publics, tout va se concentrer avec l’interdiction de l’absinthe en 1915, mais c’est l’arbre qui cache la forêt », relève Mathieu Léonard, qui pointe un véritable virage sur le sujet avec les campagnes contre l’insécurité routière depuis cinquante ans. Reste une question : même avec modération, l’historien vigneron met-il de la révolution dans son vin ? « Ce serait un peu prétentieux. Mais j’essaie, dans la mesure où je fais un vin naturel, sans produit phytosanitaire, sans logique productiviste, de façon assez libre et alternative, sans me plier aux diktats de l’agro-industrie. » Sa cuvée ? Potlatch, du nom d’une cérémonie amérindienne sur le partage. Les cépages ? Grenache, carignan, syrah, mourvèdre sur 2 hectares près d’Orange. La couleur du vin ? Rouge, évidemment.

(1) L’Ivresse des communards. Prophylaxie antialcoolique et discours de classe (1871-1914), Lux Éditeur, 288 pages, 18 euros.