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Mercenaires cubains recrutés par la Russie : “Je suis venu pour une vie meilleure”

Le 6 septembre, des hackeurs pro-ukrainiens ont diffusé sur Telegram les passeports de 192 Cubains et d’un Colombien, ainsi que d’autres documents, affirmant qu’ils avaient été recrutés par un officier de l’armée russe pour combattre en Ukraine. La rédaction des Observateurs de France 24 a échangé avec deux d’entre eux, qui affirment avoir rejoint la Russie pour des raisons financières.

Le compte Telegram “Cyber Résistance” dit être un groupe d’“hacktivistes” qui travaille avec des volontaires internationaux et coopère avec les “structures” ukrainiennes depuis 2014. Le 6 et 7 septembre, le groupe a publié 192 numérisations de passeports d’hommes cubains et d’un Colombien, âgés de 18 à 69 ans, et pour certains une photo de leur document attestant de leur entrée en Russie.

Passeports des Cubains recrutés par l’armée russe, publiés par les hackeurs pro-ukrainiens le 7 septembre 2023 sur leur chaîne Telegram.
Passeports des Cubains recrutés par l’armée russe, publiés par les hackeurs pro-ukrainiens le 7 septembre 2023 sur leur chaîne Telegram. © Observateurs

Les informations proviendraient de la boîte email d’Anton Perevoztchikov, un commandant de l’armée russe qui, selon le CV publié par les hackeurs, dirige le point de recrutement militaire de la ville de Toula, située à 200 km au sud de Moscou. Des articles de médias locaux au sujet du centre de recrutement indiquent qu'il est dirigé par un officier portant le même nom.

CV supposé d’Anton Peryevoztchikov, publié par les hackeurs pro-ukrainiens dans leur chaîne Telegram le 7 septembre.
CV supposé d’Anton Peryevoztchikov, publié par les hackeurs pro-ukrainiens dans leur chaîne Telegram le 7 septembre. © Cyber Resistance

La rédaction des Observateurs n’a pas pu contacter le recruteur présumé des mercenaires cubains, Anton Perevoztchikov. Des appels répétés au bureau de recrutement de Toula sont restés sans réponse. Cependant, The Intercept, un média d’investigation, est parvenu à le contacter. Il n'a pas nié son rôle dans le recrutement des Cubains, et a déclaré “La Russie va gagner”. 

Les hackeurs ont également publié le contrat que les Cubains auraient signé, et qui leur garantirait un versement unique de 194 000 roubles (environ 1 900 euros). Ils affirment que les mercenaires sont payés 204 000 roubles (2 000 euros) par mois en échange de leurs services, un chiffre qui n’est pas écrit dans le contrat, et que nous ne pouvons pas vérifier indépendamment. Les chiffres avancés vont bien au-delà du salaire mensuel moyen à Cuba, à hauteur d’environ 34 euros.

Les hackeurs disent avoir transféré toutes leurs informations aux autorités ukrainiennes. On ne sait pas comment ils ont réussi à obtenir ces documents à partir de la boîte email du recruteur. De même, le processus de recrutement des Cubains par l’armée russe n’est pas connu.

“Je ne peux pas le dire, c’est confidentiel”

En recherchant les profils personnels des Cubains sur Facebook et Instagram, nous avons constaté que trois étaient déjà en Russie avant la guerre, huit ont mentionné qu’ils déménageaient en Russie cet été, 15 ont déclaré habiter en Russie sans que l’on puisse savoir depuis quand, sept ont partagé des photos d’eux à Toula, et cinq d’entre eux se sont montrés en uniforme militaire russe. Notre rédaction a envoyé un message à 126 Cubains, dont nous avions retrouvé le profil sur les réseaux sociaux. Deux d'entre eux nous ont répondu. L’un a refusé de témoigner, et les autres n’ont pas répondu.

“Juan”, dont nous avons préservé l'anonymat pour des raisons de sécurité, nous a confirmé avoir été enrôlé par l'armée russe. Lors d’un appel téléphonique, où l’on pouvait entendre d’autres personnes parler en fond sonore, il a laissé entendre qu'il serait déployé en Ukraine, sans préciser de date. Il a indiqué qu’il n’avait pas le droit de parler des détails de son activité.

Question : Est-ce que vous pouvez me confirmer que vous avez été embauché par l’armée russe ? 

Réponse : Oui. Je suis arrivé en Russie il y a deux mois. 

Q : Est-ce que vous êtes payé pour ce que vous faites ? 

R : Oui, évidemment. 

Q : Et comment avez-vous été recruté ? 

R : Normalement. 

Q : Pourquoi êtes-vous venu en Russie ? 

R : Pour gagner ma vie, avoir une vie meilleure. 

Q : Et vous savez ce que l’on va vous demander de faire ? 

R : Oui, parfaitement, mais c’est confidentiel. 

Q : Y a-t-il beaucoup d’autres mercenaires avec vous ? 

R : Oui, ils viennent tous de Cuba. 

Q : Est-ce que vous savez quand vous vous rendrez en Ukraine ? 

R : C’est confidentiel aussi. 

Q : Combien de temps comptez-vous rester ici en Russie ? 

R : J'ai prévu de rester très longtemps, je suis venu ici pour avoir une vie meilleure. À Cuba je n’arrivais pas à trouver un travail. 

Q : Est-ce que vous êtes au courant que des hackeurs Ukrainiens ont eu accès à vos données, notamment vos passeports ?

R : Oui, je suis au courant, ici tout le monde sait qu’ils ont diffusé ces informations, mais ils disent la vérité.”

“Juan” n’a pas répondu à nos messages après cette conversation. 

“Je suis parti en Russie car il y a eu une opportunité”  

“Luis”, un autre homme dont le passeport a été publié, nous a confirmé qu’il était parti de Cuba pour se rendre à Toula.

“À Cuba, je travaillais dans l’informatique. C’est moi qui ai décidé de quitter le pays, car l’économie est dans une situation critique. J’ai toujours travaillé, depuis l’âge de 16 ans, et avant, il était possible de s’en sortir. Mais durant la pandémie de Covid-19, il y a eu un changement monétaire, qui a empiré les choses. [En janvier 2021, le gouvernement a mis en œuvre une réforme monétaire pour en finir avec la présence d'une double monnaie, NDLR]. Désormais, les salaires ne permettent plus de s’en sortir, notamment pour acheter à manger. À Cuba, il n’y a pas de futur. C’est pour cela que beaucoup de Cubains émigrent. Moi j’ai décidé de partir pour aider ma famille.

Je suis parti en Russie car il y a eu une opportunité, donc j’ai voulu en profiter, mais j’aurais pu aller n’importe où ailleurs. J’ai quitté Cuba en juillet [notre rédaction a décidé de ne pas préciser la date exacte, pour préserver son anonymat, NDLR]. J’ai eu un vol direct jusqu’à Moscou, qui m’a coûté 500 dollars. Arrivé là-bas, j’ai pris directement un bus jusqu’à Toula.”

La rédaction des Observateurs de France 24 a demandé à “Luis” s’il se trouvait à Toula pour aider les Russes, dans le cadre du conflit en Ukraine. Il a répondu : “Vous devriez le savoir puisque vous êtes journalistes ! Nous ne pouvons pas parler de ce que nous faisons ici.”

Des modèles de contrat diffusés

Les hackeurs ont également publié ce qu’ils affirment être le contrat d'enrôlement en espagnol avec les forces armées russes dont les activités sont basées dans la ville de Toula, située au sud de Moscou. 

Selon ce contrat, qui n’est qu’un modèle et n’a pas été rempli à la main, “un paiement unique d’un montant de 195 000 roubles”, soit environ 1 900 euros, est garanti aux Cubains qui signent un contrat pour servir dans “une zone d'opération militaire spéciale sur le territoire de la région de Toula.” Les hackeurs affirment que les contrats prévoient un salaire mensuel de 204 000 roubles (2 000 euros). 

L’armée russe utilise le terme “opération militaire spéciale” pour la guerre en Ukraine depuis l’invasion de février 2022. Il n’y a aucune référence dans les médias russes à une “opération militaire spéciale” dans la région de Toula. 

La rédaction des Observateurs de France 24 n’a pas pu vérifier ces contrats de manière indépendante.

Contrats supposément signés par les Cubains qui s’engagent dans l’armée russe, publiés par les hackeurs pro-ukrainiens.
Contrats supposément signés par les Cubains qui s’engagent dans l’armée russe, publiés par les hackeurs pro-ukrainiens. © Cyber Resistance

En observant les images partagées sur les réseaux sociaux, on peut remarquer que les ressortissants cubains semblent provenir de milieux sociaux modestes. Par exemple, l'un d'entre eux a partagé une photo de sa famille devant une cabane au toit de tôle.

Photos publiées sur le compte Facebook d’un Cubain, identifié par les hackeurs pro-ukrainiens comme l’un des 122 mercenaires. D’autres photos publiées sur les réseaux des Cubains semblent indiquer des origines modestes.
Photos publiées sur le compte Facebook d’un Cubain, identifié par les hackeurs pro-ukrainiens comme l’un des 122 mercenaires. D’autres photos publiées sur les réseaux des Cubains semblent indiquer des origines modestes. © Observateurs

Un voyage documenté sur les réseaux sociaux

Plus de la moitié des passeports utilisés par les Cubains ont été délivrés en 2023, dont un grand nombre entre juin et juillet.

En plus des photographies de leur passeport, au moins 24 des Cubains ont envoyé au recruteur russe une image du document attestant de leur entrée sur le territoire russe. Ces derniers montrent qu’ils sont arrivés à Moscou entre juillet et août 2023, via l’aéroport de Cheremetievo à Moscou, en passant par la Biélorussie. On peut voir que l’un d’eux est arrivé le 20 juillet, six d’entre eux sont arrivés le 1er août, cinq d’entre eux le 10 août, neuf sont arrivés le 12 août, deux le 17 août.

Passeport et document attestant de l’arrivée en Russie de l’un des Cubains identifiés par les hackeurs pro-ukrainiens.
Passeport et document attestant de l’arrivée en Russie de l’un des Cubains identifiés par les hackeurs pro-ukrainiens. © Cyber Resistance

Les hackeurs ont aussi publié des captures des réseaux sociaux des mercenaires qui permettent de retracer leur voyage. 

L’un d’eux, entré en Russie le 18 juillet, poste une photo de lui le lendemain dans la rue où est situé le poste de recrutement de Toula, dont l’adresse est indiquée par la presse russe. 

À gauche, photo d’un des Cubains identifiés par les hackeurs pro-ukrainiens, publiée sur son profil Facebook le 18 juillet. Une géolocalisation confirme que la photo a été prise dans la rue où se situe le bureau de recrutement à Toula.
À gauche, photo d’un des Cubains identifiés par les hackeurs pro-ukrainiens, publiée sur son profil Facebook le 18 juillet. Une géolocalisation confirme que la photo a été prise dans la rue où se situe le bureau de recrutement à Toula. © Observateurs

Un autre Cubain a publié une photo de lui le 26 août devant la forteresse historique de Toula, puis dans un centre commercial de la ville.

À droite, photo d'un des Cubains identifiés par les hackeurs pro-ukrainiens, publiée sur Facebook le 26 août. Il se montre devant la forteresse historique de Toula.
À droite, photo d'un des Cubains identifiés par les hackeurs pro-ukrainiens, publiée sur Facebook le 26 août. Il se montre devant la forteresse historique de Toula. © Observateurs

Un des autres Cubains publie une photo de lui le 2 septembre devant un bâtiment reconnaissable de la ville. 

À gauche : photo d'un des Cubains identifiés par les hackeurs pro-ukrainiens, publiée sur sa page Facebook le 2 septembre 2023. À droite, photo de l’hôtel à Toula.
À gauche : photo d'un des Cubains identifiés par les hackeurs pro-ukrainiens, publiée sur sa page Facebook le 2 septembre 2023. À droite, photo de l’hôtel à Toula. © Observateurs

Un quatrième publie une story Instagram (archivée par InfoNapalm, un site pro-ukrainien visant à informer sur la guerre russo-ukrainienne) ainsi qu’une vidéo sur Facebook qui documente son arrivée à Toula, et où on le voit devant les monuments historiques de la ville. 

Certains affichent sur leurs réseaux qu’ils ont déménagé en Russie, tandis que d’autres répondent à des commentaires de leur famille ou de leurs connaissances sur les réseaux sociaux, affirmant qu’ils sont en Russie.

Capture d’écran du profil Facebook d’un mercenaire, qui affirme avoir déménagé à Moscou le 9 août
Capture d’écran du profil Facebook d’un mercenaire, qui affirme avoir déménagé à Moscou le 9 août © Observateurs
Capture d’écran des commentaires sous la photo d’un mercenaire, où il indique être à Moscou
Capture d’écran des commentaires sous la photo d’un mercenaire, où il indique être à Moscou © Observateurs

Dans un message de vœux d'anniversaire, une personne se présentant comme la tante d'un des Cubains mentionne qu'il se trouve en Russie et précise ensuite qu'il est actuellement “à la guerre”.

Capture d’écran des commentaires sous une publication du 3 août, où une personne qui se présente comme la tante d’un Cubain explique qu’il est parti en Russie et qu’il est “à la guerre”.
Capture d’écran des commentaires sous une publication du 3 août, où une personne qui se présente comme la tante d’un Cubain explique qu’il est parti en Russie et qu’il est “à la guerre”. © Observateurs

Certains Cubains n’hésitent pas à s’afficher en uniforme militaire russe, comme dans les photos ci-dessous publiées le 7 août. 

À gauche, photo d’un passeport d’un Cubain identifié par les hackeurs pro-ukrainiens. A droite, photo publiée sur sa page Facebook le 7 août.
À gauche, photo d’un passeport d’un Cubain identifié par les hackeurs pro-ukrainiens. A droite, photo publiée sur sa page Facebook le 7 août. © Observateurs

Un accès à la citoyenneté russe facilité pour ceux qui s’engagent

En mai de cette année, TKR-info, un média russe pro-gouvernement, a diffusé un reportage à propos des Cubains vivant déjà en Russie. Beaucoup se sont engagés dans l'effort de guerre après que Vladimir Poutine a décrété un accès facilité à la citoyenneté pour les ressortissants étrangers qui rejoignent l'armée.

Photos des Cubains qui signent leur contrat pour s’engager dans l’armée russe. Crédits : Actualités Riazan
Photos des Cubains qui signent leur contrat pour s’engager dans l’armée russe. Crédits : Actualités Riazan © Riazan

Un mercenaire cubain a publié le 21 septembre sur sa page Facebook son nouveau passeport russe.

Un mercenaire cubain a publié le 21 septembre sur sa page Facebook son nouveau passeport russe.
Un mercenaire cubain a publié le 21 septembre sur sa page Facebook son nouveau passeport russe. © Observateurs

Dans un article publié par The Moscow Times, un média russe indépendant, le 5 septembre, une femme russe a admis avoir utilisé un groupe Facebook pour recruter des Cubains se trouvant déjà en Russie afin qu'ils rejoignent l'armée. Un officier supérieur de l'armée russe a déclaré qu'il était choqué par le nombre de bataillons recrutés au niveau international combattant en Ukraine : “Il y avait des Cubains, il y avait des Serbes. [...] Ils sont tous sous contrat avec le ministère de la Défense”, a-t-il affirmé. 

Contacté par la rédaction des Observateurs de France 24, le ministère russe de la Défense n’a pas répondu. 

À Cuba, un réseau de recrutement de mercenaires démantelé 

Le piratage n’a pas été couvert par les médias gouvernementaux russes, mais a été fortement relayé dans les médias cubains. 

Avant le piratage, le 4 septembre, Cuba a annoncé avoir arrêté 17 personnes associées à un réseau illégal de recrutement de mercenaires pour “des opérations militaires en Ukraine”. Le ministère de l’Intérieur et le ministère des Affaires étrangères ont dit vouloir “neutraliser et démanteler un réseau de trafic d’êtres humains qui opère à partir de la Russie pour incorporer des citoyens cubains qui y vivent, et même certains de Cuba, dans les forces militaires impliquées dans les opérations militaires en Ukraine”. 

Aucune connexion entre ce réseau et le réseau de Toula n’a pu être établie pour l’instant.

Malgré ses liens avec la Russie, Cuba nie officiellement toute implication dans la guerre en Ukraine.